Curry de poisson séché
Par Aobakwe Laone
Il ferma la porte du four lentement, faisant attention à ne pas cogner le battant contre les bords, comme sa grand-mère le lui avait appris. “Tout ce dur travail de pétrissage se volatiliserait si tu claques la porte!” S’exclamait-elle souvent. De toutes les fois où ils avaient cuisiné ensemble dans même cette pièce, cela avait toujours été l’nique mise en garde de MaMpho. Il regarda à travers la vitre, se saisit du torchon sur son épaule et s’essuya son front tout en se redressant. Les tâches sombres sur sa chemise marquaient les traces de sueur qui ruisselait comme un flot ininterrompu, de sous cette masse épaisse de cheveux qu’il avait sur le crâne, en passant à travers ses favoris, se rejoignant ensuite sur son menton avant de tomber, goutte à goutte sur sa poitrine. Il pêcha un briquet d’une des poches de son Jeans délavé et alluma une cigarette tirée du paquet de Dunhill mentholée posé sur le comptoir. Formant un nuage de fumée blanche en expirant, il s’appuya contre le comptoir et régla la minuterie pour 20 minutes de cuisson.
C’était une minuterie assez neuve. Il se souvint de l’avoir ramassé dans un magasin de souvenirs, quelque part à Kuala Lumpur, des années auparavant. Elle n’avait jamais été utilisée et son emballage était encore scellé quand il l’a retrouva. Cette minuterie ressemblait à une grenouille vert citron, parsemée de taches noires, vautrée sur un dôme comme si elle y resterait pour le restant de sa vie. Thuso savait que sa grand-mère était terrifiée par les grenouilles et s’en servait souvent pour lui faire des plaisanteries de mauvais gout, ceci faisant partie d’un jeu auquel ils aimaient bien jouer tous les deux.
Aussi longtemps qu’il puisse s’en souvenir, MaMpho était la seule personne sur laquelle il pouvait toujours compter. Bien que techniquement elle était sa grand-mère, MaMpho demeurait néanmoins la seule mère que Thuso avait jamais connue. MaMpho s’était mariée à l’âge de vingt-trois ans et avait déjà deux fils à vingt-sept ans. Elle avait planifié d’élever ses enfants pendant sa trentaine et de les envoyer à l’université dans sa quarantaine. Un plan parfait, mais voilà qu’arriva un dernier enfant, Thulaganyo, né dix-sept ans après l’avant-dernier fils, Khumo. Elle le surnomma Thulaganyo, un nom qui signifie approximativement “ordre” ou “programme”, mais qui semblait plutôt capturer sa délicate position dans la famille. Thulaganyo, l’erreur personnifiée. Son nom ne semblait que souligner ce fait, une plaisanterie cruelle mélangeant ironie du sort et insinuations.
Thulaganyo avait d’un teint plus clair que ses frères et sœurs, comme celui de sa grand-mère. Elle hérita également de la même couleur de cheveux brune, presque jaune, à tel point qu’elle avait l’air, du moins à distance, d’un enfant en manque de suppléments de vitamines. Toute petite déjà, Thulaganyo était très jolie et était devenue une adolescente en plus attirante. A l’âge de quatorze ans, elle avait des hanches remplissant ses robes à la perfection et une poitrine que lui enviaient les femmes plus âgées. Elle également enceinte. A septième mois de grossesse, un après-midi venteux de mai, elle perdu ses eaux. Treize heures plus tard et par une césarienne, le petit Thuso fit son entrée dans la vie de MaMpho. Thulaganyo mourut quelques minutes après la naissance de son fils.
Voici qu’a nouveau, MaMpho devient mère à 57 ans, et nomma son petit-fils Kgomotso, qui signifie “confort”. Mais, ne voulant pas qu’il ait l’impression de n’avoir été que la fin heureuse d’une triste histoire, une erreur imprévue comme sa mère, MaMpho le nomma également Thuso, du nom de son dernier mari, un homme que l’enfant ne connaitra jamais.
Thuso s’appuya contre le comptoir et tira une longue bouffée de sa cigarette en regardant les scones au citron se lever dans le four. Cela faisait déjà quatre ans que MaMpho était morte. Quatre ans déjà qu’il était de retour. Il éprouvait un confort étrange d’être de nouveau à la maison après toutes ces années d’absence. Evidemment, les choses étaient maintenant différentes de l’époque de MaMpho, néanmoins, il trouva un certain confort dans la familiarité de la maison. Les choses étaient à leur place, exactement là où MaMpho les avait laissées. Après avoir longtemps évité ce retour, il pouvait se l’admettre qu’au fond, il avait retrouvé une certaine paix, chose qui lui avait beaucoup manquée, qu’il avait si longtemps cherchée.
En chantonnant, il entra dans le salon et se mit à retirer les tissus qui recouvraient les meubles. Les reflets du soleil laissaient apercevoir des grains de poussière dansantes tout autour de la salle avant de se poser à nouveau sur le mobilier. Trois canapés en acajou foncé affichaient fièrement les détails des sculptures faites à la main aux accoudoirs. Des tables de chevet se dressaient entre les deux canapés, comme deux dames élégantes à un gala, marquant ainsi un contraste avec ces trois meubles à l’allure de trois hommes costauds en costumes mal ajustés. Il traversa la pièce pour ouvrir la fenêtre mais, se ravisa quand il vit un groupe de moustiques au-dessus des buissons du jardin. Se maudissant d’avoir oublié d’acheter de l’insecticide, il alluma les ampoules et se mit à admirer la lumière des lustres au plafond, qui étaient entrain de chasser les ombres des rayons du soleil couchant. A cette période de l’année à Mokolodi, les couchers de soleil étaient toujours accompagnés d’un grand froid. La maison était dépourvue de chauffage. Sa grand-mère n’avait jamais apprécié l’idée d’avoir un cheminé dans la maison, car elle avait toujours préféré le chauffage électrique.
Thuso revint dans la cuisine, se rempli les poumons avec l’agréable odeur des scones en pleine cuisson. Il s’arrêta à la porte une minute, le temps de mieux savourer cette odeur qui lui était si bien familière. Enfant, il avait l’habitude de pense qu’en restant longtemps dans la cuisine, il finirait bien par sentir comme un scone saveur-citron. Quelques petites particules dansaient dans l’air, comme des grains de poussière, mais bleu-noir comme des bleuets – ensemble avec l’odeur de citron et vanille – tous s’infiltrant dans les fils de tissu. Il déposa les cendres de sa cigarette dans le vieux cendrier de sa grand-mère et se dirigea vers le livre de cuisine.
Thuso avait toujours aimé faire la cuisine, passé de longues heures dans la cuisine avec MaMpho, où ensemble, Ils avaient essayé d’innombrables recettes- des recettes découpées dans les magazines Bona et Drum. Ensemble, ils se donnaient à cœur joie à modifier ces recettes au fur et à mesure, créant leurs propres recettes au passage. A l’âge de dix-neuf ans, il avait collectionné autant de recettes qu’il pouvait rassembler. Il les avait classées de manière ordonnée et envoyées à M. Harrison pour les relier en sorte de livre. Il s’était sévèrement réprimandé lorsque MaMpho réalisa que des pages de ses recettes manquaient. Mais, elle ne tarda pas à lui pardonner et confessa plus tard, à quel point elle s’était sentie idiote quand il lui avait offert le livre relié en cuir pour ses 76 ans.
Le livre en lui-même n’avait rien d’extraordinaire. Il renfermait moins de recettes qu’un livre de cuisine classique, le genre qu’on trouverait dans n’importe quelle boutique. Mais, pour MaMpho, il était précieux, au même titre que Thuso. Thuso avait rédigé des petites notes sur les pages précédant chacune des recettes, expliquant d’où était venue la recette originale et notait même parfois le nombre d’essais qu’il avait pratiqué afin de perfectionner chacune d’elles avant d’avoir les versions finales. Chaque recette était accompagnée d’une photo sur la page suivante. Certaines étaient des photos de la recette mais, la plupart étaient des photos de Thuso et ses oncles à différents âges. Au milieu du livre, il avait placé une photo du mariage de MaMpho, au moment où elle et son mari découpaient le gâteau qu’elle avait elle-même confectionner.
Thuso avait toujours été fasciné par la nourriture et, MaMpho l’avait toujours encouragé cet intérêt. La fierté de sa grand-mère dans ses talents de cuisinier, l’avait guidé et lui avait donné envie d’en faire son métier.
Il tourna la page. “Karuvatu Kulambu / curry de poisson séché,” pouvait-on lire en gras en haut de la page.
Une petite tache orange apparaissait au milieu de la page. On avait l’impression qu’elle allait lié deux autres lignes, l’une se trouvant en haut de la page et l’autre en bas. En regardant de plus près, on aurait cru lire le mot «mijoter» bien qu’il ressemblait plus à “majoter”. Les deux premières lettres avaient fusionné en une seule et ressemblaient à quelque chose qui aurait pu de la page d’un livre d’une classe d’art historique, le genre de scène ou le professeur insisterait que les déformations de certains caractères étaient en sorte des lettre d’alphabet d’une langue perdue. “Curry de poisson séché.” Il lu ces mots à voix haute, comme s’il le lisait pour une autre personne dans la pièce. Un léger sourire apparut sur son visage alors qu’il secoua la tête, s’immergé par des souvenirs qui lui imbibaient les yeux de larmes.
Lors de leur troisième rendez-vous, il insista pour faire la cuisine. Il n’aurait pas été aussi insistant si cela n’avait pas été pour relever une sorte de défi. Gérard l’avait taquiné en disant qu’il avait l’air d’avoir été un enfant qui ne pouvait probablement pas faire cuire un œuf. Du coup, Gérard avait alors été plus qu’impressionné par le Curry de poisson séché de Thuso. En engloutissant cuillerée après cuillerée, il se mit à raconter des histoires de ses visites en Inde, avec ses parents alors qu’il était encore un petit garçon. Thuso se demanda si c’était le piment qui lui rougissait les yeux, ou plutôt la nostalgie qui étouffait sa voix. Cette nuit-là, pour la première fois, ils passèrent la nuit ensemble.