Une Affaire de Chéries
Par Kuukua Dzigbordi Yomekpe. Photo de Siphumeze Khundayi
Tout a commencé quand, de toutes les Secondes, elle m’avait revendiqué moi comme sa « chérie ». J’étais très excitée. Sa réputation l’avait précédée. Je savais qui elle était parce que les élèves les plus jeunes n’avaient pas arrêté de parler de Sister Avery. Elle était grande de taille, environ 1 mètre 90, dépassant la plus part de ses camarades de classe d’environ une tête et demi, et pesait dans les 110 kilos, alors les autres étaient entre 50 et 70 kilos.
De dire que Sister Avery était grosse serait une demi-vérité. Sa taille et son poids s’équilibraient de telle sorte qu’elle était bien faite, avec des courbes exactement là où il fallait, contrairement à moi.
Sister Avery était en Terminale et s’apprêtait à passer son examen de fins de cycle, le A-Level. Elle était en série scientifique, avec une concentration en Biochimie et avait l’intention d’aller à l’école de médecine pour devenir pédiatre. Ce jour-là, pendant qu’elle me parlait, je ne pouvais m’empêcher de comparer sa silhouette gargantuesque à celle de tous les petits enfants dont elle s’occuperait un jour.
« Hey toi ! J’ai entendu dire que t’étais du genre collet monté. » Elle pointait malicieusement un doigt dans ma direction.
« Oh, Sister Avery, où as-tu entendu dire que j’étais collet monté ? » lui demandai-je de ce ton timide qui faisait craquer toutes les Terminales.
La concurrence était rude et tout le monde attendait que le verdict tombe. Qui aura qui pour chérie et quelle Terminale aurait le plus de chéries parmi la nouvelle cohorte de Secondes.
« Alors ? Tu veux être ma chérie ou pas ? » avait-dit Sister Avery alors qu’elle me tendait un cadeau joliment emballé.
Attendez de voir quand je montrerai celui-ci aux autres filles du dortoir. J’avais déjà réussi à amasser un bon nombre de cadeaux bien qu’il y ait encore une semaine avant la Soirée Homo et que les élèves de Seconde n’aient été sur le campus que depuis trois semaines.
« Oh, Sister Avery, » souriait-je timidement. « C’est magnifique, mais tu sais que tu n’as pas besoin de m’offrir de cadeaux pour me demander. Bien sûr que je serai ta chérie. »
« T’es sure que tu ne veux pas l’ouvrir maintenant ? » dit-elle avec un sourire entendu.
« J’aimerai le savourer plus tard, après la période d’étude. »
« Très bien alors. Allez, viens me faire la bise. »
Je me levai pour la rejoindre sur le lit. Je me rapprochai et lui fis une bise rapide sur la joue. Ça devenait risqué. Combien de bisous étais-je autorisée à donner avant que je ne commence à causer la jalousie de quelqu’un d’autre ? Etaient-ils considérés comme des péchés ?
« Bon allez, vas-y, avant que tu ne sois en retard pour la période d’étude et que la préfète ne te punisse. Il y a certes des privilèges à être ma chérie mais faudrait pas en abuser. » Elle me fit un clin d’œil.
Je sortis de chez elle, sachant que ma voie avait été tracée et qu’il me faudrait désormais remplir mes obligations. Une fois arrivée chez moi, mon excitation s’était estompée. La réalisation que je venais d’accepter une autre proposition me forçait à la réflexion. Jusque-là, quatre Terminales et deux Premières m’avaient demandé d’être leur chérie et j’avais dit oui à quatre d’entre elles. Deux d’entre elles étaient préfètes alors il avait été difficile de leur dire non. Puis il y avait celle à qui j’aurai baisé les pieds et pour qui je me serais jetée à terre même si elle ne me l’avait pas demandé.
Les deux rejections avaient été plutôt faciles. Elles étaient meilleures amies aux préfètes et elles les respectaient beaucoup trop pour se partager une chérie. En plus, les préfètes avaient demandé en premier, alors. Et puis, être la chérie d’une préfète avait ses avantages. Cependant, la dernière, Sister Avery, menait tout le monde à la baguette bien qu’elle ne soit pas préfète. La plupart des élèves des autres classes lui vouaient un immense respect et avaient une certaine crainte à son égard. Comment est-ce que quelqu’un aurait pu lui dire non ? Je me demandai combien de chéries elle avait déjà. Sans doute deux ou trois dans chaque classe.
Donc, quatre chéries. Et il nous restait encore une semaine pour la période de propositions. Cela voulait dire qu’il pourrait y en avoir d’autres, et selon les rumeurs, je savais qu’il y en aurait au moins une de plus. Et j’avais une idée assez claire de qui cela pouvait être. Sister Neida.
Serai-je en mesure d’en gérer cinq ?
En tant qu’élève en Physiques et Biochimie, ma charge de travail était déjà plus que je ne pouvais supporter. Avoir des chéries exigeait de l’engagement, le plus important étant les lettres qui étaient le plus souvent écrites durant la période d’étude, et étaient envoyées à n’importe quel moment de la journée, souvent par des élèves plus jeunes. Ecrire des lettres à quatre chéries, peut-être même cinq, grignotera une heure, ou même plus, de ma période d’étude qui ne durait que quatre heures. Ceci n’était pas une utilisation très efficace de mon temps. Je haussai les épaules en entrant dans la Maison Adom.
« Ei! Gyεma enya sweetheart kor so aka ho ε? » Avait hurlé Wynie alors que j’arrivais à l’entrée du dortoir.
C’est avec un sourire large que je faisais oui de la tête. Elle descendit de son lit et marcha vers moi. Avant même que je ne puisse rouspéter, elle m’arracha le cadeau des mains.
« Voyons un peu ce que tu as reçu cette fois. » Elle déballa le paquet à la hâte et me tendit le beau papier cadeau.
« Ah ça ! » Elle me lança un regard sournois. « Je pense savoir de qui ça vient. Pas besoin de me le dire. » Avec un large sourire, elle essaya de me détailler le visage mais je lui tournai le dos.
Tout ceci s’orchestrait dans la plus grande discrétion. Une fois que quelqu’un vous demandait d’être sa chérie et que vous acceptiez, vous n’étiez pas censé révéler votre choix définitif jusqu’au jour de la Soirée Homo durant laquelle se faisait l’échange officiel des cadeaux. Bien entendu, les gens ne jouaient pas toujours franc-jeu.
« Alors, tu veux voir ton cadeau ou est tu trop occupée à me cacher ton visage ? »
Je m’empressai de lui arracher le cadeau des mains. Je marchai vers ma couchette et me jetai sur mon lit. Elle s’assit à mes côtés.
Je retournai le livre et en avais le souffle coupé : sous mes yeux, la couverture en relief du tout dernier livre de la série Cutler de V.C. Andrews, Darkest Hour.
Sister Avery avait dû faire ses recherches ou parler à mes colocs. Je jetai un coup d’œil à Wynie pour voir si elle se trahirait. Mais elle était trop occupée à se lécher les doigts, laissant fondre lentement le morceau de chocolat qu’elle avait placé dans sa bouche en attendant que le cœur du chocolat, fourré aux fruits, se révèle. Je ne m’étais même pas rendue compte que Sister Avery avait inclus une boite de chocolats. Hmm…est-ce que Sister Avery avait parlé à Wynie ? Je savais que j’aurai des réponses dans son sommeil. Wynie avait pour habitude de parler dans son sommeil ; dans mes dix-sept ans de vie, je n’avais jamais rencontré une telle personne. Une fois plongée dans son sommeil paradoxal, vous pouviez compter sur elle pour vous dévoiler son subconscient dans les moindres détails. J’avais juste à être patiente jusqu’à l’heure du coucher.
J’ouvrai mon casier et plaçai le livre sur l’étagère du haut, près de mon vaporisateur FA, mon parfum Jean Nate, et ma poudre Midnight Musk. Il me faudra écrire une très longue lettre à Sister Avery ce soir, pendant l’étude. J’avais hâte de lire Darkest Hour mais il me fallait repousser ça à Samedi, pendant les heures de visite. Je savais que je ne recevrai aucune visite ce week-end donc j’aurai du temps libre.
J’aurai pu me mettre à danser tellement j’étais surexcitée ! Je fermai mon casier au cadenas et me retournai pour faire face à Wynie.
« On ne devrait pas aller…? »
« Je vais chercher Ama Serwa, » dis-je en lui arrachant la boite de chocolats des mains avant qu’elle ne puisse terminer sa phrase. Ama était mon premier amour. Durant la majeure partie de notre cursus primaire, elle avait à peine remarqué mon existence, mais cela ne m’avait guère empêché de lui montrer toute mon affection. Voyez-vous, j’étais amoureuse d’elle depuis le CM1 mais elle était la fille populaire au primaire et au collège et nous ne fréquentions pas exactement les mêmes milieux. Je lui faisais des avances à chaque fois que j’en avais l’occasion. Je lui confectionnais des paquets surprise à chaque fois que maman m’envoyait un colis par DHL.
Ama Serwa était mon premier amour. Je l’avais toujours admiré. Mais une fois, au CM1, pendant le cours d’Études Sociales de Mme Agbenyaga, Ama Serwa qui, jusque-là ne m’avait jamais donné de seconde chance, m’avait défendu lorsque Nana Sei m’avait traité de piranha pour la énième fois. Les autres me narguaient, grimaçant, la lèvre inférieure dans la bouche de façon à faire ressortir leurs dents. Les garçons en CM1 opéraient souvent en meute et étaient connus pour constamment causer des ennuis. Nana Sei était leur leader. Presque tout le monde à l’école les connaissait et ils étaient derrière la plupart des bêtises qui avaient lieu. Si Ama Serwa ne l’avait pas arrêté, Nana et ses gars auraient encerclé mon pupitre en chantant « piranha, piranha » jusqu’à ce que la maitresse revienne pour les chasser. Depuis ce jour, je me sens redevable envers Ama, et mon admiration pour elle s’était transformée en amour, puis en obsession.
Je la suivais partout mais je m’avisais bien de ne pas franchir les limites de son cercle social parce que ses amis étaient encore plus snob qu’elle. Son cercle social se constituait principalement de ceux dont les parents étaient ghanéens mais qui étaient nés et avaient grandi à l’extérieur, de métisses ainsi que d’individus qui passaient chaque vacance à l’étranger et revenaient chaque trimestre avec un accent britannique ou américain. De temps à autre, Mary, une autre fille, les rejoignait. Quand ils l’invitaient, elle usait toujours de son « lafa[1] », aiguisé à la perfection. Mary me ramenait toujours des bribes d’information sur Ama Serwa quand elle revenait d’une fête exclusive ou d’une soirée pyjama.
[1] Accent étranger acquis localement
Dire que je vénérais Ama Serwa n’était pas totalement faux. Je sautais à toute occasion de lui transporter son sac à dos quand il avait l’air trop lourd. Je la laissais reposer ses pieds fatigués sur mes genoux pour pouvoir admirer ses beaux pieds vernis. C’était là un vrai signe de dévouement car tous ceux qui me connaissent savent que j’ai horreur de voir des pieds nus. Lorsque ma mère, qui était en Amérique, m’envoyait des colis par DHL, je prenais soin de bien choisir les meilleurs éléments du colis pour ensuite en faire une offrande digne d’Ama Serwa : Smarties, Skittles, Cadbury, Wrigleys, et à Pâques, ces très chers Peeps, un délice typiquement américain fait à base de Marshmallows. Ma sœur essayait toujours de me convaincre de ne pas diviser les Peeps en trois. « Cette fille ne sait même pas que tu existes, » se moquait-elle. Déterminée, je continuais de plus bel dans mon dévouement, et avec, mon désir de toujours l’impressionner. Après avoir fini mes devoirs, je lui écrivais lettres, poèmes, nouvelles, lui avouant mes pensées, peurs et aspirations les plus profondes. Elle était la première personne à qui je m’étais confiée à propos de ce que m’avait fait un oncle éloigné quand j’avais sept ans.
Jusqu’en 6e, Ama Serwa ne m’avait accordé aucun des sourires éblouissants qu’elle réservait aux mâles Alpha ou aucun des rires tintant qu’elle ne partageait qu’avec sa bande. Selon Mary, elle me mentionnait rarement, sauf pour raconter comment j’avais failli tomber en essayant de lui porter ses livres. Mary disait aussi qu’Ama Serwa lisait parfois mes lettres à sa bande durant leurs fameuses soirées pyjama et qu’ils se marraient tous. Elle devait être jalouse, essayais-je de me convaincre. Ama Serwa ne pouvait pas être aussi insensible. J’étais déterminée qu’un jour, Ama Serwa me revendiquerait comme meilleure amie et que nous partagerions des secrets dont personne d’autre ne serait au courant. Rien qu’elle et moi. En attendant, je lui montrais ce qu’elle manquait en étant la meilleure des amies.
Notre promotion était la deuxième à entrer dans un nouveau système éducatif nommé Junior Secondary et Senior Secondary au lieu du O Level et du A Level britannique. Au CM2, un examen vous qualifiait pour JS1-3, puis un autre examen vous qualifiait pour SS1-3, et enfin un dernier avant l’université. En JS1, Ama Serwa s’était soudainement retrouvée sans sa bande habituelle parce que la plus part d’entre eux avaient échappé au nouveau système en passant un examen privé qui leurs avait permis d’être acceptés dans des écoles qui participaient toujours au O Level et A Level. D’autres avaient rejoint leurs familles au Royaume-Uni ou en Amérique pour y étudier. C’était ma chance.
J’avais doublé d’efforts et avait essayé de créer une toute nouvelle bande rien qu’à nous deux. Ça a pris presque trois ans pour revoir ses rires, mais ça en valait le coup. Quand est venu le temps de passer nos examens en JS3, je savais, sans l’ombre d’un doute, que je choisirais les mêmes lycées qu’Ama Serwa. Heureux pour moi, nos notes de classe étaient assez proches donc nous avions été acceptées dans les mêmes écoles. J’ai choisi St. Perpetua of Good Succour seulement après qu’elle y ait confirmé son inscription. Je ne voulais pas courir le risque de ne pas être dans la même école qu’elle. Ma grand-mère était furieuse que j’aie attendu aussi longtemps avant d’envoyer ma lettre d’acceptation, mais elle se réjouit quand je lui annonçais qu’Ama Serwa et moi serions dans la même école. « Elle aura une bonne influence sur toi. J’espère qu’elle pourra te faire entendre raison pour que tu abandonnes cette idée de création littéraire et que tu te concentres sur les sciences. » Je lui souris aimablement tout en pensant à autre chose. « J’en suis sure! »
Quand je fis irruption dans la chambre d’Ama, sa coloc m’informa qu’elle était sous la douche. Incrédule, je jetai un coup d’œil à ma montre. Je n’avais pas pu passer autant de temps dans la chambre de Sis Avery ! C’était bientôt l’heure du diner et je n’avais pas assez de temps pour prendre une douche. Si je le faisais, je risquais d’être en retard et punie. Même si j’avais des chéries dans les classes supérieures, je devais néanmoins montrer le bon exemple. Certains élèves de classe supérieure qui n’avaient pas de chéries prenaient parfois plaisir à punir les nouvelles comme moi. Jugeant imprudent de me doucher avant le diner, je retournai dans ma chambre, planquai les chocolats, et allai me débarbouiller au lavabo commun.
« Heeer, akola, où étais-tu passée? εbε y3 ma hen ayε en retard! » La voix de Wynie s’élevait derrière moi alors que je m’essuyais le visage et le cou avec une serviette.
« Eiii V.D.S! » commenta Wynie après que j’aie accroché ma serviette.
« Vernissage de Saleté » était en gros l’expression que l’on utilisait pour les filles qui ne prenaient pas au sérieux la douche du soir qui était pourtant fortement recommandée. En pays équatorial, dans un dortoir de quatorze jeunes filles de 16 ans, une deuxième douche était presque obligatoire pour le bien-être de tous. Les problèmes d’odeur corporelle étaient bien vivants. Certaines filles avaient déjà gagné une réputation de V.D.S. parce qu’elles étaient trop paresseuses ou trop prétentieuses pour se laver dans la salle de bain commune.
Le matin après que Grand-mère m’ait déposé à l’école pour commencer mon internat, je m’étais réveillée aux cliquetis des seaux en métal pendant que les Premières, qui sont maintenant les Terminales, allaient chercher de l’eau pour elles-mêmes et leurs chéries respectives. Peu après, ces mêmes Premières revendiquaient certaines d’entre nous comme leurs chéries et nous obligeaient à faire leurs corvées. Ce matin-là, après que les Premières aient pris leur eau, nous puisâmes la nôtre et nous trainions derrière elles, en route vers la salle de bain commune. La stupeur et la confusion avaient dû recouvrir mon visage parce qu’une élève de Première m’avait donné une claque sur le derrière et m’avait fait sursauter. Quand je repris mes sens, j’étais submergée.
Il y avait des corps de femme partout.
Ces corps étaient à des stages divers de nudité. Il y en avait de minces à la poitrine plate comme moi, de fessus qui causaient toujours de l’agitation ; il y en avait aussi de ronds, avec des bourrelets de graisse. J’étais hypnotisée. J’avais grandi dans une famille catholique très stricte et pieuse et nous regardions à peine nos propres corps dans le miroir, encore moins celui d’autrui. J’essayai de me frayer un chemin vers une des douches et utilisai ma serviette toute neuve en guise de rideau de douche, priant qu’elle ne tombe pas. J’essayai de savonner mon éponge avec un peu d’eau provenant de mon seau et évitai précautionneusement de croiser le regard de quiconque.
« Agbenyiagbor! » Une Terminale avait crié mon nom de famille. Je sursautai, faisant tomber mon nouveau savon Geisha. La légende raconte que l’on ne doit jamais se pencher pour ramasser quoi que ce soit. Vous alliez tout simplement en chercher un nouveau. Mais pas pour les mêmes raisons que les gens en prison. C’était plutôt à cause de la quantité de fluides corporels et la saleté qui recouvraient les carreaux en Terazzo et qui étaient recueillis dans les caniveaux, le long de chaque rangée de douches. Durant ces premiers jours, j’ai fait tomber un bon nombre de savons parce que je suis de nature plutôt anxieuse mais aussi parce que la plupart des Terminales attendaient l’heure de mon bain pour me demander de soit déplacer leur seaux, soit leur frotter le dos.
La première cloche du diner sonna, me sortant de cette rêverie désagréable. Au deuxième trimestre, j’avais maitrisé le protocole de la salle de bain, mais je frissonne encore à chaque fois que je repense à ces premières semaines ou lorsque vient notre tour de nettoyer la salle de bain. La deuxième cloche sonna. Je tirai Wynie par le coude et courus vers le réfectoire. Ce soir, elle dirigeait la prière et j’étais en charge de servir notre section. Quiconque arrivait après la troisième cloche restait coincé dehors jusqu’à ce que la prière ait été faite et que la première ronde de repas ait été servie. Je m’arrêtai à la place qui m’était attribuée et regardai Wynie aller au-devant de la pièce. Je lui fis un clin d’œil.
Mais où était donc Ama Serwa ? Surement en train de mettre la touche finale de son maquillage. Elle était toujours en retard. Elle arriva juste au moment où la dernière cloche sonnait et que la préfète fermait la porte. Je lui lançai un sourire rayonnant. J’aurai voulu être assise à sa table. J’aurai bien aimé lui parler de mes toutes dernières acquisitions ainsi que de la possibilité de partager du chocolat avec elle.
« Bénissez-nous, Seigneur, pour tous ces bienfaits… » Entonna Wynie. Elle priait toujours avec une telle mine qu’il me fallait éviter de la regarder.
« Amen! » finissions-nous en chœur. Le plat du jour était « Red-Red » ; je priai qu’il y ait plus de haricots que de caillou. Le personnel de cuisine avait rarement le temps de trier les haricots. Nous ne cessions de présenter des pétitions exprimant nos doléances à la cuisinière en chef, Mme Amanyaga. Après réception de chacune de ces pétitions, elle apparaissait miraculeusement dans chacun des quatre réfectoires et nous faisait la leçon : nous ne recevions que la qualité pour laquelle nous avions payé. Une de ces leçons de moral se faisait attendre. J’espérais juste que ce ne serait pas ce soir. Tout ce que je voulais c’était que nous mangions et faisions la prière finale le plus vite possible pour que je puisse aller parler à Ama Serwa.