La Belle
De Ola Osaze. Photo de Siphumeze Khunday
Elle était grande et belle. Il était nonchalant. Elle était claire et passionnée. Entre eux, mon corps angulaire d’un mètre soixante-trois ; seul homme trans, entouré de deux Amazones trans et d’un homme gay cisgenre fluide. Aujourd’hui, un despote orangé à la chevelure blonde a été intronisé président des États-Unis. Il a été élu il y a deux mois de cela, après avoir promis de déporter plus de trois millions d’immigrants ; après avoir promis aux forces de l’ordre le pouvoir de se déchainer, tels des chiens enragés, sur les personnes noires et brunes du pays avec leurs armes de classe militaire. Et à ceux qui sont convaincus que les personnes trans et queer sont l’incarnation même du péché, ceux qui pensent que nous – et les femmes en général – n’avons pas le droit de déterminer le sort de nos propres corps, il a promis un autre type de mur.
C’est donc dans ce contexte que, désireux de nous lâcher sur une piste de danse, nous nous étions retrouvés Chez Woody, une boîte de nuit à trois étages, située dans le centre-ville de Philadelphie. Un peu plus tôt, j’avais été réticent à l’idée de cette soirée impromptue. J’avais de meilleurs plans en tête : me retrouver tout seul dans ma chambre d’hôtel, me faire engloutir par mes couvertures et me perdre dans une émission télé. Mais il ne fallut qu’un texto ; une simple provocation taquine de sa part : « Alors comme ça je ne suis pas assez motivant ? » Je les avais
rejoints pour le reste de la nuit.
Tout avait commencé avec le mot « Afrique » imprimé sur une page de la brochure qui détaillait quel séminaire aurait lieu où et quand, et quels cocktails occuperaient nos soirées. Après plusieurs années d’absence, je revenais à Creating Change, une grande conférence pour les gays aux États-Unis. Ici, la plupart des visages que je croisais dans les couloirs et dans les ascenseurs étaient ceux de toubabs, d’oyinbos ou de mzungus, selon la partie du continent d’où vous étiez originaire et du terme que vous utilisiez pour décrire les blancs. Ici, je ne m’attendais pas à rencontrer d’autres Africains ; ceux qui, comme moi, seraient associés à une ou plusieurs lettres de la soupe-alphabet du monde queer. Dans « Média, Religion et Espoir en Afrique », le seul
atelier qui adressait quelques aspects de mon identité culturelle, celui auquel d’autres Africains queer assistaient, – je soupçonne parce qu’ils voulaient quelque chose de familier et peut-être aussi parce que, comme moi, ils espéraient voir des visages familiers – dans ce groupe d’environ vingt personnes, il y en avait huit qui avaient récemment été en contact avec le continent.
Ne nous connaissant pas encore, nous nous étions éparpillés dans la pièce. Mais lorsque nous prenions la parole ou que nos yeux se croisaient pendant que les discussions continuaient autour de nous, la distance entre nous se faisait plus petite. Le seul Africain qui participait au panel, un pasteur cisgenre gay d’Afrique Australe, prêcha sur la nécessité d’un mouvement global pour soutenir les personnes queer du continent. A ses côtés, une femme blanche, l’aumônière d’une certaine église qui aurait des chapitres dans le monde entier. Elle aussi, contrairement à moi qui étais en Amériques depuis maintenant une vingtaine d’années, avait le privilège de dire qu’elle avait récemment passé un temps considérable sur le continent ; chose que les organisateurs de la
conférence avaient surement jugé suffisant pour pouvoir présenter sur le thème de « l’Afrique ».
Durant l’atelier, un autre blanc, un représentant homosexuel cisgenre d’une fondation Américaine, avait parlé d’un livre qui avait été écrit par un groupe d’Africains queer dont aucun n’était présent pour nous parler dudit livre en personne. Au milieu de ces eaux troubles, d’autres voix blanches se sentirent suffisamment équipées pour intervenir à propos de nos vies. Au milieu de ces eaux troubles, je nageai vers d’autres Africains abasourdis comme moi par le fait que la face charmante du colonialisme existait encore en 2017.
Mais je ne suis pas là pour parler des blancs qui empiètent sur nos existences. Cela s’est déjà fait à maintes reprises. Plus tard, je retrouvais les trois autres. L’un d’entre eux participait à un panel de discussion sur les réfugiés LGBT. Je les retrouvais encore plus tard dans la soirée, dans la salle de réception où un espace avait été dégagé pour permettre aux conférenciers de se défouler le long de la nuit. Nous étions tous les quatre debout, dans un coin de la pièce, nous balançant aux sons de Whitney, Abba et Michael. « Allons Chez Woody », avait-il suggéré, et j’avais aussitôt grimacé. Le casanier que j’étais aspirait plus à son lit d’hôtel, ses couvertures et sa télévision. Mais je ne pouvais pas dire non. De plus, une voix intérieure me disait que c’était exactement ce que je recherchais. Rencontrer des Africains comme moi, mais différents de moi ; une opportunité de créer de nouvelles amitiés dans ce climat quelque peu hostile ; le début d’une camaraderie que je soupçonnais se transformerait en quelque chose qu’aucun de nous n’aurait pu prédire.
Nous descendions la rue. Sur les trottoirs bondés, des corps secoués de rires rebondissaient les uns contre les autres, impatients de se déhancher sur la piste de danse. Les lampadaires éblouissaient pupilles et iris, projetant leur lumière dorée sur les peaux sombres et pales. Nous nous frayions un chemin parmi eux. Je m’adonnais à mon jeu habituel de qui est queer. Une peur silencieuse m’enveloppa pour les plus audacieuses de notre groupe : deux femmes trans qui n’avaient que faire du regard des autres. Mon corps s’arc-bouta, se préparant à la première vague d’insultes et d’agressions, mais rien ne se passa. Toujours dans la bonne humeur, nous étions arrivés tous les quatre à l’entrée de la boîte de nuit où nous avions rejoint une queue qui avançait
rapidement, avions montré nos cartes d’identité et étions entrés. Mais j’étais resté derrière parce que je ne voyais plus la belle. Je réexaminai la queue. Elle était en train d’être sujette à un contrôle supplémentaire. Je n’arrivais pas à entendre ce qu’elle essayait de me dire ou ce que le videur lui avait dit après avoir examiné et refermé son passeport Zimbabwéen. « Vous ne pouvez pas vous arrêter ici Monsieur », m’avait dit un autre videur parce que, refusant d’avancer sans ma sœur, je m’étais arrêté au beau milieu d’une file impatiente. Elle fit le tour et me retrouva de l’autre côté de la corde qui servait à délimiter l’entrée. « Il dit que mon visa a expiré alors je ne peux pas entrer. » « Quoi ? » avais-je répondu, incertain de comment procéder. Je fis signe aux autres qui étaient ressortis. Nous scrutions tous le passeport. Le visa avait en effet expiré. « Tu te promènes avec ça ? » avait-il demandé, l’incrédulité se lisant sur sa bouche béante, ses sourcils froncés et ses yeux grand ouverts. Elle haussa les épaules. Je l’observais silencieusement,
conscient de la peur qui s’emparait de son corps et accélérait les battements de son cœur. Il fut une fois où je connaissais bien cette peur. « Mais ton passeport est toujours valide alors il ne peut pas te refuser l’entrée à cause de ça, » avait-il continué. Je ne disais toujours rien. La belle
déplaça ses longues mèches de l’autre côté de son visage. « Il ne devrait pas ! Est-ce qu’on pourrait aller lui parler ? » « Non, je ne veux pas d’ennuis. Ça ne me dérange pas de retourner à l’hôtel » s’était-elle empressée de répondre. Face à ce dilemme, j’étais resté complètement figé.
La soutenir voudrait dire que nous repartirions tous à l’hôtel. Mais c’était toujours à nous de faire demi-tour. Les soutenir eux, les deux qui se dirigeaient à présent vers le groupe de videurs en chapeaux et vestes noires, voudrait dire qu’elle, la belle, pourrait être confrontée à quelque chose
que nous redoutions tous secrètement, ou en tout cas, avons redouté à un moment de notre vie, quand le mot clandestin était encore imprimé sur le revers de nos paupières. Et pourtant, je restais figé. « Ça ne me dérange pas de retourner à l’hôtel » avait-elle répété, cette fois à moi, parce que les deux autres étaient partis avec son passeport vers un autre videur. C’était un mec au teint clair et dont le corps, tout graisse et muscles, semblait perpétuellement s’élargir en horizontal. Il semblait aussi s’élargir sur la verticale. Il était à la fois grand, robuste et musclé. Il jeta un coup d’œil au document. Les lumières des phares des véhicules dansaient sur les verres de ses lunettes. Quand il lui fit signe d’avancer, je me mis à prier. Mon cœur fit un bruit sourd.
Aurais-je dû arracher le passeport aux deux autres et insister que l’on retourne à l’hôtel ? Je pouvais sentir la peur qui suintait de ses pores par vagues. Je remarquai la façon dont elle titubait en direction du videur. Je pris soudain conscience du sol à mes pieds et fis appel à toute la force
qui y reposait.« Que s’est-il passé ? » Les deux autres avaient commencé à parler mais il les avait interrompus.« Je veux l’entendre d’elle-même. Que s’est-il passé ? » Il la regarda droit dans les yeux. Je me tenais à ses côtés. « Il a regardé mon passeport et a dit que mon visa avait expiré et que je ne pouvais pas entrer. »
Etait-ce la frontière Américaine ? La douane ? Non. Pas du tout. C’était une boîte de nuit en plein centre-ville de Philadelphie. Tous les quatre, nous étions venus pour danser. Pas pour franchir clandestinement la frontière d’un territoire national. Pas pour faire exploser une bombe ou tirer sur des gens ou détruire quoi que ce soit. Nous étions juste là pour nous remuer les jambes, balancer les hanches, lever les mais en l’air, et nous trémousser. Mais peut-être y avait-il quelque chose de destructif dans le fait d’oser être si libre de nos corps ; oser être en public même lorsque notre nouveau président nous déclarait ennemi public numéro un ; oser vivre si ouvertement, si audacieusement, même lorsque notre nouveau président déclarait que nous
avions besoin d’être guéris.
« La prochaine fois, ouvrez juste votre passeport à cette page. » Le videur au teint clair pointa vers la page de couverture où étaient listés son nom, sa date de naissance, son sexe et sa nationalité ; là où figurait l’âge de son passeport, celui-ci étant encore très jeune. « N’ouvrez pas cette page. » Il faisait maintenant référence à la page sur laquelle était apposé un morceau de papier léger. Un papier qui disait qu’une admission en territoire Américain avait été accordée et que celle-ci expirerait à telle et telle date. Sur le sien, la date était longtemps passée. « Ne leur montrez pas cette page » avait-il répété en lui remettant son passeport. « Allez-y, » avait-il dit et nous pouvions enfin reprendre notre souffle. Vous savez, ce souffle que vous lâchez quand vous vous rendez compte que cela fait un moment que vous ne prenez plus d’air ? Quand vous vous autorisez enfin à respirer ? C’est comme si le souffle de vie traversait vos narines et vos poumons pour la première fois. Un souffle qui vous libérait et vous détendait. Une fois de plus, nous nous retrouvions dans la queue. Une fois de plus, je me faisais fouillé. « C’est mon portefeuille, » avais-je dit au videur qui examinait le renflement dans la poche de mon manteau.
Dans la boîte de nuit, verres en main, regards posés sur les autres danseurs, nos corps bougeaient au son de la musique sans que nous aillions à le leur ordonner. Mais elle, la belle, était raide. Ses longs doigts minces s’agrippaient à sa paille et remuaient frénétiquement les glaçons dans son verre. Sur son visage, un air sévère. Dans ses yeux, un regard éloigné. « Ça va ? » avais-je demandé bêtement. Il était bien évident que ça n’allait pas. « Ça ne m’aurait pas dérangé de retourner à l’hôtel, » dit-elle. Et je compris. Je pouvais voir les centres de détention dans lesquels elle avait été balancée avec des hommes cisgenres ; la manière dont elle avait été fourrée dans une chambre pour hommes cisgenres dans le refuge pour sans-abris qu’elle avait fréquenté. Je pouvais voir l’attente interminable dans les centres d’immigration, procédure après procédure, en détention, sans aucune visite. Représentation juridique. Refusée ! Hormones et autres soins médicaux adaptés à son identité de genre. Refusés ! 24 heures sur 24 en cellule d’isolement,
prétendument pour sa sécurité.
Mais finissons-en avec les subtilités et appelons ces centres de détention ce qu’ils sont vraiment : des prisons. Je pouvais voir ses jours se transformer en semaines, se transformer en mois ; tout ce temps pendant lequel elle priait pour une fin, n’importe laquelle, tant que cela voulait dire quitter cette prison. Alors, je remis en question mon rôle dans ce jeu ridicule de « libération des autres » ; cette lutte que nous essayions de mener lorsqu’il y avait tellement d’obstacles insurmontables.
Lorsque même une soirée pouvait se terminer comme ça : un videur qui vous jugeait sur la base de votre statut d’immigration ; un groupe d’amis qui décidait de lutter pour vous sans votre consentement. Nous savions qu’au fond, ils se battaient plus pour eux-mêmes. Toutefois, cela ne rendait pas la situation plus acceptable. Mais à quel moment arrêtions-nous de retourner dans nos chambres d’hôtel et commencions-nous à nous battre ? Je suis bien conscient du privilège que j’ai de pouvoir me poser cette question.
« Tout va bien, » avais-je dit. « Tu es ici maintenant. Tu es en sécurité, » avais-je ajouté et je voulus me mordre la langue aussitôt parce que je savais bien que « être en sécurité », ce n’était que du baratin. Elle me dit que son avocat allait remplir une demande d’asile dans la semaine qui venait. Je l’exhortai à entamer la procédure aussitôt que possible ; de la même manière que j’exhortais mon ami à Oakland d’entamer sa demande de nationalité aussitôt que possible.
« Qu’est-ce que tu attends ? » avais-je demandé à ce dernier. Au moment où je rédige ceci, je n’ai toujours pas encore reçu la date de mon interview de naturalisation. A cause de cela, je me réveille en sursaut tous les 5 heures du matin en me demandant ce qui prenait autant de temps ; en me demandant si quelque chose de suspicieux avait été retrouvé dans mon historique et retardait le processus ; en me demandant si, maintenant que Trump était officiellement président, toutes les procédures d’immigration avaient été interrompues.
Une heure plus tard, la belle était sur la piste de danse. Alors que le tempo s’accélérait, rythmes frénétiques tombant en cascades, elle s’abaissa à quelques centimètres du sol, écarta les jambes puis les ramena à elle, un air ravi sur le visage. Je lui souris même si elle ne pouvait pas me voir.
J’essuyai les perles de sueur qui s’accumulaient sur mon front et déboutonnai ma chemise. La musique commençait aussi à s’emparer de moi.