La voix s’en va en premier
Par Alexis Teyie. Tableau de Roseline Olang Odhiambo
Son corps puait la faim. Je pouvais le sentir même lorsqu’elle riait de son rire fragile, c’était là tapis derrière ses dents, le rire sortait pour masquer un hurlement.
Personne ne comprenait ce qui m’avait attiré chez cette étrange inconnue qui était apparue un beau jour dans notre rade. C’était peut-être l’adorable espace entre ses dents, ou la cheville délicate que je fis sauter entre l’Eldoret Express et la piste. Ou alors ses yeux, la façon dont ils descendent près des pommettes, coiffés d’ailes sans plume tels les squelettes de deux grues sœurs jumelles. Peut-être était-ce sa manière de croiser les jambes en s’asseyant dessus, comment son corps formait des nœuds en permanence. Comment je vivais pour la dénouer.
Certaines nuits je me réveille, convaincue d’avoir trouvé : Bas ! C’est ses cheveux, je crie dans le noir.
C’est cela qui m’a attiré en premier. Ca n’a pu être que cela. Ces boucles impossibles suppliantes d’être enroulées autour de doigts curieux, la manière dont elles reprenaient leur forme, peu importe le nombre fois où je les tirais. Qu’il y ait de telles choses sur terre, ah ! Les petites boules frisées à l’arrière de son crâne, sa manière de frémir quand je passais la main dessus. La sensation de duvet contre ma joue les matins où nous restions au lit ? Alhamdulillah. Elle n’était pas comme les autres femmes de l’époque. Aucune patience pour les rajouts et les extensions et les nattes Darling et tout le reste. D’ailleurs, cela me donnait des rougeurs. C’est amusant, en considérant cela, que notre première rencontre ait eu lieu dans un salon de coiffure.
C’était l’un de ces vibanda avec un toit de mabati et des murs tordus comme s’ils fondaient sous la chaleur accumulée des six sèche-cheveux rouge fabriqués en Chine. Mama Jemo’s Hot Stylez, Salon and Kinyozi. Dehors, les murs étaient recouverts d’affiches de campagne de la dernière élection et à l’intérieur, il y avait dessus différentes coupes de cheveux dessinées au fusain. Certains trouvaient qu’il ne faisait pas si chaud dedans, mais c’est parce que Mama Jemo était cool tu vois, elle laissait certains d’entre nous jouer au billard dans la pièce d’à côté, même après le couvre-feu. Parfois elle nous servait un peu de la chang’aa qu’elle récupérait lors de ses petits boulots, on était content d’avoir de l’alcool gratis. On aurait préféré de la Tusker si on avait pu, pour la simple raison que ça nous mettait une cuite, et puis… Tu pouvais te prendre pour un riche pendant un moment… Enfin bon, je préférais les bières locales. Je sentais la chaleur partout en moi et c’était assez comique, nous tous assis autours d’un jerrycan sale, buvant ce sale truc, toussant, rigolant en pensant que la vie n’était pas si mauvaise.
C’est sûrement pour cela que je trainais autant là-bas, même lorsque nous n’étions plus tous dans les mêmes classes. Pas mal d’entre eux sont partis ; différents endroits, différentes raisons. Les garçons voulaient se faire de l’argent, pouvoir se payer de la Tusker, j’imagine. Les filles elles, elles se faisaient embobiner, tombaient enceintes, toujours la même histoire (trop de Tusker gratuites, j’imagine). Je restais assise là, tranquille, fumant tout ce que je pouvais me faire offrir. J’écoutais toutes leurs histoires, hochait de la tête, faisant « mmh mmh » quand c’était nécessaire, je m’occupais de leurs affaires quand j’étais certaine que les flics s’étaient fait graisser la pâte pour aller se mettre une cuite. Ça me donnait l’impression d’être occupée, tu sais ? C’était plein de vie dehors en face du boucher et du salon de Mama Jemo. Je veux dire, on m’invitait à beaucoup de harambees et autres, collectes de fonds pour un mariage, un diplôme, une naissance, une nouvelle maison, etc. Principalement des enterrements, toutefois.
Ce jour là, j’avais récolté quelques shillings pour un repas et la moitié d’une cigarette. Je m’étais dit que j’irai dire bonjour à la tailleuse devant le salon de Mama Jemo. J’avais entendu que son autre gamin s’était fait renverser sur une autoroute. J’étais pas vraiment étonnée qu’elle était revenue si vite après avoir enterré Boi, faut gagner son pain, eh. Au demeurant, peu de choses sont aussi apaisantes que le bourdonnement serein que font les Singers, crachant des vêtements à partir de morceaux de tissus en vrac. Et puis, je crois que j’aimais observer les femmes dans le salon essayant de deviner les numéros correspondant à leurs cheveux à partir de la nomenclature bizarre au dos de certains calendriers de 91.
Et là, je la vis.
La plus adorable dhira que j’avais jamais vu sur une femme, comme un saule fait de batik– tout son visage dans ses yeux, ses yeux noirs et brillants. Elle était terriiiiiible, jo. La première chose qu’elle m’ait dite alors que j’étais hésitante à l’entrée du salon– bien que je trainais ici depuis mes 12 ans, fût, c’est meilleur que la daube de Linnaeus, si ndio ?
Ati quoi ?
Amène ces frites à l’intérieur, on partage.
Je l’ai fixée, confuse, jusqu’à ce que je me souvienne des frites huileuses imbibant le papier journal et chauffant la paume de mes mains. Sans un mot, je me suis avancée et je lui ai tendu un cure-dent et le kachumbari qui allait avec. Je me suis accroupie dans le coin, contre le bac à shampoing, le nez rempli de l’odeur de cheveux brûlants. Bien que cela me démangeait de me rapprocher, je la regardais à la dérobée tandis qu’elle mangeait : piquer frite, examiner, secouer l’excès d’huile, mastiquer, avaler, répéter.
Est-ce que tu vas me demander mon nom ama ?Tu nourris les étrangères de tout le bidonville ?
Seulement celles qui pensent que les systèmes de classification des cheveux sont meilleurs que la nomenclature par paires.
Elle ria. Vraiment elle ria. Dents, cils, narines et tout le reste.
Je la regardais calée entre les cuisses de la coiffeuse, sur l’un de ces tabourets à trois pieds, le cou exagérément penché tandis que ses cheveux étaient peignés de manière à les rendre présentables. Je ne pus presque plus respirer en regardant la profonde coupure derrière son oreille, comme une machine d’un autre monde lui permettant d’écouter les fréquences humaines et tout le reste. Je comptais combien, elle avait de bracelets dorés sur ses poignets, le nombre de fois qu’elle serra et desserra le poing.
Dans tous les comptes-rendus d’évènements traumatiques, comme le bombardement de 1998, les gens parlent toujours des choses les plus insignifiantes : de quelle couleur étaient leurs sous-vêtements ce jour-là, quelle chanson était entrain de passer dans le matatu, combien leur a coûté le petit-déjeuner, etc. : Pas de sous-vêtement. Pas dans un matatu mais dans le bar en face du salon, Boomba Train, E-sir. 30 bob pour les frites, 20 pour les 4 œufs durs que j’avais donné à la tailleuse, 50 cents pour une demi-cigarette. Comment dire à une femme dont je ne connais même pas le nom, tu es le rail sinueux, et je suis le train prêt à dérailler ? Comment dire, moi, cette femme là, désormais elle te suivra n’importe où ?– Et que c’est la seule chose que je pourrais désormais dire à qui que ce soit.
Avant que je ne puisse entrouvrir mes lèvres, Mama Frites pencha la tête, We! Unataka saucisse ? Ni nyama ya ng’ombe haki. Wallahi, moi ces ânes je les laisse pour les saoulards d’à coté. Eheh. Alors… ? Pour ton amie warria ? Je n’ai pas miraa lakini…
Je me retourne à la façon dont elle dit « amie », Ati ?
Mmhm ushas’kia. Moi je suis vieille. Je connais tout ça eh. T’inquiète pas, tu viens de la famille de mon mari. Prends un sambusa et nous ferons comme si c’était le premier jour de notre vie.
L’étrange fille se dressa d’un coup, une partie de ses cheveux pas encore finie. Comment pourrais-je oublier la façon dont elle déclara, Tantine, à notre tour un peu de voir les choses, si ndio ?
Ça ne m’a jamais paru étrange qu’elle rentra à la maison avec moi, et qu’elle y resta.
Quand j’essaie de me rappeler cette période, ca m’apparaît comme une seule longue journée. Chaque chose était si riche, tout était si chargé. Un peu comme si la vie à l’état brute des générations passées coulait filtrée directement sur nous. Le cœur rempli par les vêtements, la musique, les séries télé, la femme, je laissais aux célébrités à la radio touts les débats à propos des droits, des disparus et des livres interdits. Elle, elle restait informée cependant : les immigrants, les plaintes sur la frontière devenant poreuse, les rumeurs de massacres ethniques. Et pourtant, dès que Babyface ou Timberlake passaient, ou même Awilo, on prétendait ne rien savoir de toutes ces clameurs, de comment ton nom de famille pouvait être un bouclier ou une cible et de toutes les personnes retenant leur souffle. C’était bien que la vie soit livrée en sachets à l’époque, hey : le Fair&Lovely que toutes les femmes utilisaient pour se blanchir ; les préservatifs Trust dans toutes les duka après les publicités je una yako ; le Royco Mchuzi Mix pour invoquer jusqu’à l’esprit de la viande dans le sukumawiki ; et l’alcool sans marque dont on s’imbibait pour s’empêcher de sombrer complètement en soi-même.
Je m’étais confessée une fois, on dirait que tout ressemble à des oiseaux que je poursuis dans une pièce haute de plafond, essayant de les attraper, essayant de les faire chanter. Il y a des jours, tout ce que je trouve à l’intérieur de mes mains, c’est des plumes orange brillantes.
Elle soupira. Avec tous ces stupides livres de blancs que tu lis. Tu n’étais pas faite pour cette vie là, mami.
Siste, je ne vaux pas mieux que quiconque ici.
Elle ria et prit une autre taffe.
Certains jours, en particulier lorsqu’il y avait une coupure de courant, nous priions pour qu’il pleuve, cachées sous ces moustiquaires bleues qu’ils donnaient à la clinique, essayant de rapper au rythme des gouttes d’eau s’abattant sur le toit de mabati :
Plic.Si.ploc.des.plic.averses.ploc.de.plic.chagrin.ploc.tombaient.plicplicplic.comme. plic.des.ploc.flèches.plic.le.ploc.voyageur.plic.solitaire.ploc.se.plic.parlerait.ploc.à. plic.lui-même.ploc.
On dit que quand on perd quelqu’un, le son de la voix s’en va en premier. Bien que maintenant je sois mariée, je dévore toujours des yeux les femmes qui fument, imaginant leurs voix rocailleuses. Aucune de ces voix n’a jamais eu cette pointe piquante sur la fin qu’avait la sienne, cette menace silencieuse d’un hurlement aigu. Il n’y a qu’une certaine manière de vivre pour abimer la voix comme cela. Certaines nuits quand je n’arrive pas à dormir, je m’étends sur le tapis ; je me repasse son rire dans ma tête. Chaque nuit il varie. La nuit dernière, il était rauque, hésitant, comme si elle n’était pas sûre que la vie soit aussi marrante qu‘on l’écrit dans les livres. Je me réveille en m’étouffant avec la cendre volcanique rouge en provenance du vieux quartier. Je tâtonne vers le mince poignet, et ressens la brûlure habituelle. J’hurle à la lune