Le Thé de Papa
Par Amber Butts
Illustration par Creative Powerr
Lorsque votre père est tombé malade et que le blanc de ses yeux était devenu jaune et que vos cauchemars étaient envahis d’yeux jaunes qui vous avalaient toute entière, il n’y avait personne à qui le raconter. Vous vous réveilliez avec des sueurs froides, terrifiée. Sidérée. La bouche sèche. La peau brûlante. Votre père fixant l’autel orné d’une photo de votre grand-père. Sa peau flasque, affaissée ici et là: sur le lit, sur le fauteuil en osier, sur le canapé, sur la vieille patate douce qui a moisi, sur votre cœur.
Votre père ne se souvient plus de vous. Ses respirations lentes, fortes et dévastatrices appellent sa mère et jamais vous.
Vos doigts s’enroulent autour d’une tasse que vous lui avez confectionnée avant qu’on lui diagnostique un cancer. « Pas celle-là » répond-t-il.
Il lève le nez dans un éternuement pendant que vous remplissez une nouvelle tasse avec du thé à la cannelle et un peu de rhum.
Vous vous mettez à imaginer que tous ses souvenirs reviennent. Ou au moins, le souvenir que vous êtes son enfant. Ou qu’il vous connaît quelque peu.
Vous vous donnez une étreinte rapidement puis vous vous laissez aller, tel le givre chaud de quelque chose à la fois perdu, présent et brûlant.
Vous prenez ses paroles comme un signe. Vous laissez la vapeur peindre une version de ce que vous voulez que cette relation soit; une relation dans laquelle vous vous souvenez touTEs les deux l’unE de l’autre sans la douleur, sans les longues nuits, sans les respirations sifflantes, sans le silence. Et sans les médicaments qui le font hurler de terreur tard dans la nuit.
Votre mère n’est pas là. La sienne est morte.
Vous imaginez un miroir de verre avec une voix proche de l’inquiétude, vous berçant. Vous demandant de vous détendre avant que le chemin creux ne s’empare de vous et vous secoue. Dans ces moments, vous voulez simplement être ici. Mais il n’y a pas d’ici. Le corps de votre père est ébréché. Un océan de tristesse. Un bouton implacable, rendu doux et horrible.
Quand vous étiez plus jeune, vos parents chantaient dans un groupe. Iels aimaient mélanger les langues et danser sur les tables, la bouche pleine de nourriture. Et quand cette nourriture tombait, vous étiez là pour la ramasser et la placer entre vos dents ou dans un vieux mouchoir pour nourrir les écrevisses plus tard.
Votre grand-mère vous a appris à faire un cataplasme et votre père le réclame, même quand sa peau n’est pas enflée. Un jour, vous amenez Mama Evette auprès de lui et elle vous dit : « Prépare-toi. Il ne tiendra plus longtemps. » Elle vous donne trois thés, censés durer le temps qu’il ne parte, mais vous ne les lui donnez pas parce que vous en avez assez que tout le monde parte.
Éventuellement, vous finissez par le faire car ses yeux s’affaissent comme les pothos lorsqu’ils ne reçoivent pas assez d’eau ou de soleil. Mais pas avant qu’il ne développe la jaunisse et la goutte.
Parce que vous avez attendu si longtemps pour administrer les thés, ils changent de couleur et ont un goût amer. Vous savez que vous devriez aller en chercher d’autres, mais pour l’instant, vous voulez juste qu’il se souvienne de vous. Vous voulez que votre nom touche sa langue et se glisse dans sa mémoire. Vous voulez qu’il prenne racine. Mais tel n’est pas le cas. Même quand il est confus.
Alors vous sortez et vous évitez la fille qui essaie de croiser votre regard. La fille qui vous demande tous les jours si vous allez bien.
Le thé d’avoine est le premier sur la liste de Mama Evette. Elle dit que votre père en aura besoin pour combattre la dépression et la fatigue. Vous étiez habituée à cette céréale dans le pain, le porridge et parfois la viande. Mais son thé a une saveur sèche qui vous fait craquer la gorge. Ce n’est pas pour vous de toute façon, mais vous avez pris l’habitude de tout essayer avant de le porter aux lèvres de votre père. Vous vous sentez plus proches l’unE de l’autre comme ça, d’une certaine manière. Il n’était pas un très bon père. Il vous prêtait à peine attention.
Comme les tiges ont tourné, vous en faites une pommade que vous mettez autour de votre cou, là où l’eczéma est plus intense. Lorsque vous recouvrez votre main, elle est couverte d’une couche de votre peau, brillante et écaillée.
Comme vous avez déjà coupé les feuilles et les avez mises dans un pot à fleurs, vous cherchez un couvercle dans la maison. Une fois que vous l’avez trouvé, vous mettez les pieds sur un clou incurvé qui fait trembler votre corps comme la fois où Tia vous avait demandé de lever le bras et de montrer le fil téléphonique de la rue Pino. Elle avait attrapé le bout de votre main et l’avait tiré vers le bas comme un éclair. Vous gémissez, mais intérieurement parce que votre père est juste dans la pièce d’à côté et il ne sait toujours pas qui vous êtes.
Vous vous sentez plus proches l’unE de l’autre comme ça, d’une certaine manière. Il n’était pas un très bon père. Il vous prêtait à peine attention.
Après avoir lancé un juron, vous prenez le reste de votre tequila, en versez un peu sur le bouchon de la bouteille et l’utilisez comme dispositif d’aspiration. Pendant que vous attendez que ça fasse son effet, vous prenez trois gorgées. Puis vous remplissez le bocal de feuilles et versez de la tequila jusqu’à ce que celles-ci soient complètement submergées. Vous refermez le bouchon, mais comme vous ne savez pas combien de temps votre père pourra s’en passer et que vous ne pouvez pas attendre deux semaines que la concoction prenne, vous l’enterrez sous la planche branlante du salon, en prenant soin de l’agiter une fois par jour.
Vous quittez la maison pour l’après-midi. Quand vous rentrez, vous avez les feuilles d’avoine les plus fraîches que vous ayez jamais récoltées. Vous les enroulez avec une ficelle et les inversez. Vous les laissez pendre au-dessus de l’évier de la cuisine, près des armoires cassées et des caramboles. Les moucherons se balancent à côté de vous mais ne tentent pas d’approcher l’avoine.
En attendant que les feuilles sèchent, vous concoctez une petite teinture qui endort votre père. Au bout de 48 heures, vous devez doubler la dose. Il n’arrive pas à s’endormir, mais il arrête de demander après sa mère. Oui, votre visage est tout de même le sien, alors vous vous amusez à penser qu’en quelque sorte, il se souvient de vous. Mais éventuellement, il cesse aussi de la réclamer, même lorsque vous vous approchez de son visage pour essuyer la salive sur son menton, les crachats dansant en groupes.
Les chasseurs de bois trouvent la morelle à feuilles d’oranger le plus facilement parce qu’il y en a toujours. Alors vous demandez à la fille d’en cueillir pour vous. Elle dit que vous ne lui avez jamais demandé son nom. Vous ne le demandez pas maintenant. Vous ne manquez pas non plus la façon dont son corps saute pendant une fraction de seconde avant qu’elle ne se retourne comme un loup. Ses yeux s’allument et se balancent. Vous lui demandez ce que c’était mais elle hausse simplement les épaules. Vous n’avez pas le temps de réfléchir.
Maman Evette a commencé à vous dire à quoi servait la morelle mais vous le saviez déjà. Elle aide à empêcher les cellules cancéreuses de se régénérer. Et oui, vous savez déjà que les maux de votre père vont au-delà de la régénération des cellules, mais il n’arrive pas à garder la nourriture et vous vous dites que cela pourrait le soulager.
Si elles sont cueillies correctement, les baies peuvent même servir à faire une tarte. Lorsqu’elles sont cuites, la virulence du poison diminue considérablement et se transforme en un sirop aigre-doux. L’odeur de base est encore vénéneuse, il est donc recommandé à toute personne qui cuit les baies de le faire à l’extérieur. L’année dernière, vous en avez cuit à l’intérieur, avez mordu dans la tarte à la morelle encore chaude et vous avez failli mourir.
La tumeur à l’extérieur de son ventre baigne dans un baume de chèvrefeuille. Et il vous reproche d’avoir essayé de le sauver alors que tout ce qu’il veut, c’est qu’on le laisse mourir. Vous le savez. Il vous appelle par un nom que vous ne reconnaissez pas et vous demande d’arrêter de lui faire du thé.
Vous décidez de faire du thé de morelle au lieu d’une tarte, juste pour être sûr. Vous mettez des gants pour retirer les tiges car elles sont également toxiques. Plus tard, vous vous faites piquer par une tige que vous avez manquée. Vous vous asseyez donc sur le sol épineux, attendant votre mort à nouveau.
Vous ne mourrez pas.
Les baies sont toujours dans le bol et l’eau est maintenant froide. Vous allumez à nouveau un feu et vous recommencez le processus. Lorsque vous apportez le thé à votre père, il est tard et vous avez oublié de faire tremper les feuilles dans l’huile. Si vous l’aviez fait, elles auraient aidé à purifier le peu de sang qui lui reste et à prévenir les crises.
On peut trouver du chèvrefeuille partout. Le cancer du pancréas de votre père s’est propagé à son estomac et maintenant à son sang. Vous placez donc le chèvrefeuille sur du papier dans le four et vous faites sécher les feuilles pendant cinq minutes. Sa voix revient pendant un moment et il chante une chanson que vous ne connaissez pas. Elle vous rend tout de même triste. Elle vous fait vous languir de votre mère et de touTEs les autres.
Quand il chante, il garde les yeux grands ouverts et vous avalez la boule qui grossit dans votre gorge.
La tumeur à l’extérieur de son ventre baigne dans un baume de chèvrefeuille. Et il vous reproche d’avoir essayé de le sauver alors que tout ce qu’il veut, c’est qu’on le laisse mourir. Vous le savez. Il vous appelle par un nom que vous ne reconnaissez pas et vous demande d’arrêter de lui faire du thé.
Il jette sa tasse dans votre direction et le thé chaud vous éclabousse du nombril aux pieds. Ses yeux sont écarquillés comme lorsqu’il chante et vous reculez en titubant, soudainement étourdie. Vous finissez par lui donner trois fois la dose de thé d’avoine et il s’endort, la bouche aussi large qu’un gouffre. L’idée de lui couvrir la bouche pour le reste de la nuit vous traverse.
Il vous reste toujours des baies de chèvrefeuille. Leur poison vous chatouille la base de la gorge, de la même manière que les moucherons galopent vers la grande graine. Vous mangez une des baies et faites descendre le goût vif et charnu avec du thé en espérant ne pas vous réveiller.
Lorsque vous vous réveillez le lendemain, votre porte est entrouverte et votre père, qui n’est pas en mesure d’aller aux toilettes sans vous depuis cinq ans maintenant, fixe vos pieds. Il ne porte pas les vêtements que vous lui avez mis il y a trois jours et sa bouche est en désordre. Vous vous dites que l’un des toniques a probablement stimulé ses muscles, lui permettant de se lever. Vous vous levez en traînant les pieds, convaincu qu’il va bientôt tomber.
Alors que vous levez votre corps, un gros amas se forme devant vos yeux et vous commencez à vomir. Il y en a partout et pendant quelques instants, vous vous étouffez. Vous vous étouffez et le sang vous monte à la tête et vous voulez arriver à prendre un souffle même s’il doit être votre dernier. Et pour une raison que vous ignorez, la fille est là. Un sourire lent s’étend sur son visage et un coup de poing vous tombe dans le dos comme une tempête.
Vous vous réveillez comme ça. Une tempête, un seau, un drap et un écho. Votre père est toujours endormi après que vous ayez tout nettoyé. Votre gorge est à vif et vous savez que vous devriez boire du thé ou de l’eau mais vous ne le faites pas. Tout ce que vous voulez, c’est vous plonger dans la rivière de ses cheveux et tresser une jointure dans sa peau.
Lorsque vous sortez de votre bain et appliquez de la crème sur le dos, vous découvrez l’ombre meurtrie d’un poing près de la feuille de thé tatouée dans votre peau. Le miroir tremble contre le sol et vous êtes prête à ce qu’il tombe, prête à ce que tout se brise enfin.
Vous avez fait faire le tatouage il y a 5 ans. C’était avant que votre père ne soit malade-malade. À l’époque, vous aviez encore des amis et il était prévu que vous le fassiez nettoyé la même année en même temps qu’elleux. Mais vos désirs se sont tus telle une palourde il y a bien longtemps. Et personne n’a envie d’être autour d’une palourde.
Lorsque vous aviez de l’asthme, votre mère changeait sa recette de thé au chèvrefeuille:
1 cuillère de fleurs de chèvrefeuilles fraîches
2 cuillères à soupe de molène
2 tasses de miel
4 mûres de Boysen
Vous avez encore un demi-pot du dernier qu’elle a confectionné. Les fois où vous ne pouvez plus supporter qu’elle vous manque, quand votre peau vous fait agoniser et que vous commencez à convulser, vous prenez une cuillerée et vous imitez la façon dont elle la mettait dans votre bouche. Au début, vous êtes gênée de faire cela. Vous vous demandez ce que les gens penseraient s’ils vous voyaient comme ça. Et puis vous ne vous en souciez plus, parce qu’elle était votre mère et que personne ne vous regarde maintenant, à part les bluejays à la fenêtre. Plus personne ne se préoccupe de vous.
Votre père est enfin réveillé et la salive sur son peignoir a presque séché. Vous décidez de lui faire du pain sans levure parce que c’est l’une des seules façons qu’il accepte de prendre ses pilules maintenant. Il sait qu’elles sont dans sa nourriture, mais il les veut toujours de cette façon. Vous imaginez les pilules fondre comme sa mémoire. Vous imaginez les points lumineux qui s’effacent de son cerveau. Vous vous demandez, comme vous l’avez fait ces dernières années, qui mourra en premier. Et comment.
Vous lui donnez un peu plus de thé au rhum pendant que vous attendez. Une fois le pain terminé, vous le roulez en neuf boules (une pilule au centre de chaque boule) et placez un peu de soupe miso devant lui. Il y trempe les boules et sourit bêtement pendant que vous sortez pour prendre une bouffée de tabac.
La brise rafraîchit immédiatement la sensation de chaleur qui avait commencé à vous envahir. Vous vous asseyez sur la chaise de tissage à moitié pourrie, en pensant à la forme du panier dans la cuisine et au sourire de la fille. Ce mélange vous donne le vertige et une bouffée trop rapide vous fait rire bêtement. Vous n’avez pas mélangé ce tabac vous-même et d’une certaine manière, cela le rend meilleur. Vous rentrez à l’intérieur pour trouver votre père en train de ronfler à table, toute sa nourriture ayant disparu. Vous l’emmenez dans sa chambre, le couchez sur le côté, griffonnez un petit mot: « Je reviens dans deux heures ». Vous l’embrassez sur le front. Comme s’il souviendrait de quelque chose. Comme s’il savait lire.
Au moment où vous arrivez au dernier endroit où vous avez vu la fille, vous ne ressentez plus de douleur dans le corps et vous avez envie de courir. Alors vous le faites. Le tabac vous fait vous sentir vivante et légère comme la fumée d’un feu chaud que l’on essaie d’étouffer. Vous arrêtez d’y penser. Vous laissez vos jambes bouger de haut en bas, vous les laissez brûler et remplir votre ventre, votre souffle chaud et étincelant.
Vous ne partez pas encore. Vous retournez son corps sous la langue et vous attendez qu’elle se déverse tout entière. Quand cela se produit, elle a un goût de feuille d’ortie et d’orme glissant.
Et puis la fille est là. Et puis vous êtes dans son lit. Elle tient un couteau sous son oreiller, dans sa main gauche, et lorsque vous vous tortillez pour vous tourner de l’autre côté, vous êtes complètement réveillée et vous souvenez de votre père. Elle n’ouvre même pas les yeux quand elle vous dit que vous pouvez partir. Elle dit simplement qu’elle comprend.
Vous ne partez pas encore. Vous retournez son corps sous la langue et vous attendez qu’elle se déverse tout entière. Quand cela se produit, elle a un goût de feuille d’ortie et d’orme glissant. Vous vous souvenez de leurs bienfaits :
Apaise les maux de gorge
Réduit l’inflammation
Réduit la pression sanguine
Guérit les brûlures
Aide en cas de diarrhée
Puis vous vous rappelez la première fois que vous en avez eu. Votre mère dehors, au-dessus d’une marmite avec dans la main ce qui ressemble à des morceaux d’écorce. Son visage submergé. Sa peau couverte de cloques, sa voix faible, son sourire effacé. Les arbres autour d’elle ne bougent pas. Votre corps est en pierre.
Et vous vous enfuyez de la maison de la fille pour vous réfugier dans la vôtre. Votre père tousse, vous l’entendez avant même d’entrer. Le four n’est pas allumé mais vous voyez quand même des étoiles. Il vous regarde. Des yeux sauvages et vifs.
Puis il commence à chanter.