Une élégie aux hétérosexuels en école de médecine
A se penche en travers de la table qui nous sépare et me demande : « que ferais-tu si je me réclamais hélicoptère d’attaque ? »
Pour ce semestre, A et moi avons été placés dans le même groupe d’Apprentissage Par Problèmes. L’Apprentissage Par Problèmes est une pratique courante dans les écoles de médecine. L’idée est que chacun étudie individuellement un sujet, sa pathologie, son histologie, sa physiologie etc., pour ensuite se rencontrer en groupe et discuter des problèmes. Les problèmes constituent tout ce que nous ne comprenons pas. Les sessions d’Apprentissage Par Problèmes se déroulent dans le bâtiment d’Anatomie, dans de petites salles étouffantes aux murs bleus et dont on ne peut jamais complètement ouvrir les fenêtres. Notre salle d’Apprentissage Par Problèmes est particulièrement petite. C’est pour cela que A et moi sommes si près l’un de l’autre. Quand il bouge, ses mains sont trop près de mon visage. Ses yeux, trop près des miens. Aujourd’hui, A aimerait que nous l’aidions à résoudre le problème suivant : il aimerait savoir ce que je ferais si – cas hypothétique – il m’annonçait qu’il était un hélicoptère d’attaque.
Parfois, quand je discute avec les autres étudiants en médecine, il y a des cadavres entre nous. En tant que deuxièmes années, nous avons tous déjà vu un cadavre, et ce, sous tous les angles possibles et imaginables. Des muscles rosâtres et curieusement décharnés lorsque la peau s’en détache au blanc nacré des os lorsque le tissu conjonctif en est séparé. Des couches de graisse jaune, épaisses et coriaces sous nos bistouris, aux surfaces lisses et sombres des organes en dessous. Nous avons eu à retourner des cadavres pour accéder plus facilement à un dos ou une épaule, nos doigts s’agrippant à des cuisses et des épaules mortes.
Mais bien que nous passions des heures avec des cadavres, là-bas, en haut, dans les labos des 4 e et 5 e étages, bien que – pour être honnête – étudier la médecine n’est qu’une manière indirecte d’étudier la mort, nous n’en parlions pas beaucoup, sauf de façon abstraite. Le taux de létalité de tel virus est de 35%. L’utilisation d’un tel médicament pourrait réduire le taux de mortalité dans des cas sévères. Une fois que le patient est atteint de SIDA caractérisé, l’espérance de vie s’élève, au plus, à cinq ans.
Et nous ne parlions certainement pas des personnes qui étaient mortes. Une fois qu’une personne était morte, elle n’était plus vraiment notre problème. Par exemple, la question de A a introduit des cadavres sur la table. Bon nombre d’entre eux sont désormais étendus entre nous, ayant apparu assez soudainement avec une bouffée de formol. Mais pour rester conforme avec la manière dont les choses se font ici, je ne parlerai pas d’eux ; pas de comment leurs membres sont écartés, de comment ils ont été ouverts, de comment ils sont morts.
« Mais pourquoi dirais-tu une chose pareille d’abord ? » demandai-je. « Ce n’est pas… » B, qui est assis de l’autre côté de A, se penche. « Mais tu ne peux pas dire cela, » dit-il en pointant une main vers moi, les doigts étendus. « Tu devras tout simplement l’accepter, n’est-ce pas ? Tu vois, c’est ça le problème. On ne sait pas où se trouve la limite. Par exemple, certaines de ces identités que les gens réclament… on devrait fixer les limites. »
Quand j’avais environ douze ou treize ans, ma mère avait l’habitude de m’amener chez une coiffeuse. Elle habitait à Verulam, la petite ville indienne où mes parents avaient grandi et où
vivaient encore la plupart des membres de ma famille. Cette femme – je ne me souviens pas de son nom alors appelons-la tout simplement Mme W – était considérée comme la meilleure
coiffeuse de la ville. En d’autres termes, elle était très douée pour ces coiffures atroces qui étaient à la mode dans les années 2000 ; celles qui ressemblaient à des méduses, avec
plusieurs mèches en l’air et des traces inattendues de blond et de roux de part et d’autre. Elle tenait le salon chez elle ; la maison se trouvait à quelques pas du temple et en face du garage.
Mais elle pensait à déplacer son commerce à Johannesburg dans deux ou trois ans. Et puis, sa fille était lesbienne.
Tout le monde le savait. Je le savais aussi, bien que je ne me rappelle pas comment je l’avais appris. Dans cette petite ville, c’était juste une information suspendue dans l’air. Je l’ai surement appris à travers un incident de ce genre : ma tante se penche vers ma mère pour lui dire quelque chose à propos du fait que la fille de la coiffeuse se soit coupée les cheveux, pas juste court mais plutôt très court, comme un homme ; et qu’elle porte les vêtements de son frère ; et qu’elle n’a jamais ramené de petit copain à la maison. Quelque chose de ce genre.
Vous voyez un peu ?
Quoi qu’il en soit, à l’heure de mon rendez-vous, ma mère m’avait emmené dans la petite pièce arrière où Mme W allait me couper les cheveux, y ajouter un peu de volume, et même
me mettre quelques mèches brunes si j’étais chanceuse. La pièce dégageait des effluves de javel et de teinture. La coiffeuse elle-même s’était teint les cheveux en une sorte de couleur
cuivrée. Elle me fit assoir dans le grand fauteuil en faux cuir et mis une cape par-dessus mes épaules. Au même moment, sa fille lesbienne fit son apparition.
Elle avait vraiment coupé ses cheveux si courts que les boucles qui lui restaient se voyaient à peine sur son cuir chevelu. Elle portait vraiment des vêtements d’homme : un ample pantalon noir taillé dans un tissu brillant et un t-shirt vert qui lui tombait dessus tel un rideau. Elle était venue dire à Mme W quelque chose à propos de la porte du garage qui ne pouvait pas se refermer normalement. Sa mère lui avait répondu d’un ton étouffé et précipité. C’était une belle journée d’été ; le soleil qui brillait fortement à travers les fenêtres la submergea d’or. Il rayonnait si ardemment sur son visage que je n’arrivais pas à distinguer ses traits.
Avant cela, je n’avais jamais vu une lesbienne. Alors c’est à cela qu’elles ressemblaient : un amas de tissu sombre emmaillotant un miroir en or. Après qu’elle ait quitté la pièce, je ne
savais pas quoi faire ou dire.
B poursuivit : « il devrait y avoir une limite. » Quand quelque chose est infecté, on s’en débarrasse. De l’autre côté de B, C – qui m’a toujours semblé assez correct – lui demanda : « Qu’est-ce que tu veux dire par là ? Dis-le, qu’est-ce que tu veux dire exactement ? » « Bah, » dit B – manifestement perturbé, et au même moment, A essayait de me dire quelque
chose, mais j’étais bien trop préoccupée par les changements qui s’opéraient sur le visage de B alors qu’il continuait : « on ne peut pas juste…genre, il n’y a pas de problème si tu dis des trucs de ce genre, si tu réclames n’importe quelle identité que tu veux, tu peux le dire, il n’y a pas de problème, mais tu ne peux pas…t’attendre à ce que les gens…t’écoute et euh…
fassent ce que tu leur demandes et… » C’était une chose assez étrange que j’apercevais sur le visage de B et entendais dans la voix de A : ils étaient blessés. Quelque chose leur faisait mal. C’était probablement les cadavres qui s’empilaient progressivement entre nous. J’étais assez sûre que je n’étais pas la seule à pouvoir les voir, et d’ailleurs, l’odeur du formol était en train de faire place à une autre odeur plus forte ; et les plaies sur les nouveaux cadavres étaient plus précises. Il devenait impossible d’ignorer à qui appartenaient ces corps. Je dus me déplacer légèrement pour pourvoir voir B parce qu’un pied cendreux, une étiquette mortuaire sur son gros orteil, me bloquait la vue.
Ça aurait pu être les corps, mais ça aurait aussi pu être quelque chose d’autre, quelque chose de plus petit. C’était ça le plus étrange à propos des hétérosexuels. Ils me faisaient penser à des poires trop mûres, de la façon dont leurs peaux cédaient si facilement ; de la façon dont elles étaient pleines de quelque chose de tendre et farineux qui pouvait facilement glisser, qui pouvait s’érafler et crever au moindre impact.
Au lycée, j’avais un ami que l’on appellera D. D voulait étudier la mode et le stylisme, mais ses parents ne l’avaient pas laissé faire. Pour notre bal de fin d’année, il avait apposé lui-même les strass de son costume. Ça lui avait pris toute une nuit.
Je dis qu’on était amis mais c’était une situation assez particulière parce qu’on ne se supportait pas du tout. Il trouvait que les noirs étaient moches et adulait les filles blanches
comme si elles étaient d’une toute autre espèce. Il ne m’aimait pas parce que j’étais la fille renfrognée, à la mauvaise coupe de cheveu, qui le traitait de connard de temps à autre. Mais il nous fallait être amis parce que nous étions tous les deux queer, bien que nous ne l’ayons jamais admis à haute voix. Un jour, en classe de Physiques, assise près de lui, j’avais
écrit dans le coin d’une page de mon cahier : je crois que j’aime plus les femmes, ou quelque chose comme ça. Et juste à côté, il avait dessiné un cœur penché, ou quelque chose comme
ça. Je ne me souviens pas très bien des détails. C’était il y a longtemps. Mais voilà pourquoi il nous fallait être amis jusqu’à la fin de nos études, que cela nous plaise ou non : il n’y avait tout simplement personne d’autre.
D était issu d’une famille plutôt conservatrice. Il m’avait raconté qu’une fois, lorsqu’il avait essayé de faire son coming out, ses parents l’avaient menacé de l’emmener en thérapie de
conversion. Un jour, il était arrivé à l’école la peur au ventre parce que son petit-frère avait aperçu l’application Grindr sur son portable. Une autre fois, il m’avait frappé au visage, de la manière dont le font les enfants – j’oublie à propos de quoi – mais je lui avais pardonné. Je lui avais pardonné parce qu’au lycée, je me sentais vraiment seule. Je lui avais pardonné à cause de ses parents ; et des garçons de notre classe qui le traitaient de pédé ; et des filles de notre classe qui se traitaient de gouines (entre elles, mais jamais moi ; je faisais très attention). Et aussi à cause de ces moments de nudité angoissante dans les vestiaires, après les cours de sports, durant lesquels je fixais désespérément mes pieds par peur que mes yeux ne s’égarent et ne se posent, telles des mouches, sur la peau dénudée d’une autre fille.
Je ne l’aimais pas du tout, mais je trouvais cela réconfortant lorsque, pendant les cours, nous rêvions de partir pour l’Université du Cap où il y avait toute une association d’étudiants
appelée Rainbown dédiée aux gens comme nous ; le Cap, cette ville où nous serions enfin libres. Après l’obtention de nos diplômes, j’avais arrêté de lui parler, mais j’avais entendu
une rumeur assez étrange d’un ami de la famille. Cet ami de la famille m’avait raconté que la mère de D était en plein déni, qu’elle disait aux gens que D n’avaient que des filles pour
amies parce que nous étions toutes folles amoureuses de lui, et que j’étais la plus emmourachée de toutes.