Et l’oiseau en cage chantera au delà de la mort
Revue du roman The Death of Vivek Oji par Wanini Kimemiah. Illustration par Rosie Olang
Les tragédies comptent parmi les récits les plus complexes et les plus fascinants de la fiction. La prémisse est assez simple : l’histoire commence par une horreur et le reste du livre est un tableau des événements qui auront précédé ou suivi la tragédie. Avec le troisième roman d’Akwaeke Emezi, The Death of Vivek Oji (La Mort de Vivek Oji), la tragédie est déjà dans le nom. Cependant, la plus grande tragédie de cette histoire n’est pas la mort de Vivek, mais la réalité malheureuse et écrasante de sa vie. Ce livre est une affirmation audacieuse qui remet en question le désespoir dévorant que sont censées être nos vies et nos destins en tant que personnes queer africaines, victimes des nombreuses violences de la colonisation. Il y a la mort, oui. Il y a une terreur implacable, oui. Mais il y a également de la joie. Il y a également la vie.
Vivek est un oiseau prêt à s’envoler ; brillant, flamboyant et merveilleux. Iel naît dans une famille en deuil et les circonstances de sa naissance ne font que compliquer ce deuil. C’est ce même chagrin et les miasmes de la mort qui suivent Vivek tout au long de sa brève vie et obscurcissent la vérité sur qui iel est vraiment pour sa famille.
Voici le tableau : une maison jetée dans les lamentations le jour où iel l’a quittée; restaurée exactement comme elle l’était le jour où iel y était arrivéE. Un corps enveloppé. Un père brisé. Une mère sombrant sous l’emprise de la folie. Un pied mort avec une étoile de mer dégonflée recouvrant sa courbe. Le début et la fin de tout.
Dans The Haunting of Hill House, Shirley Jackson écrit : « Aucun organisme vivant ne peut continuer longtemps à exister sainement dans des conditions de réalité absolue ; même les alouettes et les katydids sont censées rêver ». La réalité de mort absolue dans laquelle vit la famille de Vivek fait qu’il est impossible pour chacunE d’entre elleux de s’autoriser ou d’autoriser leurs enfants à rêver. Les fausses couches de Mary l’ont transformée en une femme amère et fanatique qui n’avait même pas été en mesure d’aimer l’unique enfant qu’elle avait réussi à avoir. Sous sa main de fer et l’éducation négligente d’Ekene, Osita dépérit pendant toute son enfance et devient un jeune homme sans joie. Une telle misère peut transformer toute bonne chose en quelque chose de pervers, et c’est ce qu’est devenue son affection filiale pour Vivek. La réalité absolue du foyer de Vivek a réduit le monde de Kavita à son seul enfant. Elle fait le vœu de ne pas avoir d’autres enfants et de se consacrer à son éducation. Et pourtant, le chagrin d’avoir perdu Ahunna l’empêche de vraiment voir son enfant.
Chika, encore moins. Il est indifférent face à la différence de Vivek depuis sa naissance et, à mesure qu’il grandit, va jusqu’à l’envoyer à l’école militaire pour « l’endurcir », pour chasser de lui cette différence en le poussant dans un environnement hypermasculin violemment conformiste. Il est important de souligner cette manière dont les pères africains se soucient de leurs fils (dont certains sont secrètement des filles) qui ne peut s’exprimer que par la violence absolue. Après tout, s’ils arrivent à tuer eux-mêmes l’esprit de leurs fils, personne d’autre ne le pourra. Chika manie la virilité comme une arme et n’a pas peur de matraquer Vivek avec. Ahunna vit en Vivek, mais il préfère de loin qu’elle meure à nouveau plutôt que d’accepter son unique enfant.
Vivek persiste malgré la mort et les dysfonctionnements qui l’accablent. Lorsque la possibilité de laisser sa famille derrière et de refaire sa vie en étudiant à l’étranger n’est plus envisageable, iel s’invente une existence en partant de rien. Face à la mort, Vivek prend le courage de faire ce que personne dans sa famille n’avait osé faire depuis des décennies : iel choisit la vie.
Vivek est un oiseau en cage, mais iel a orné son enclos et s’est paréE d’une splendeur magnifique. Au chapitre 6, Vivek dit : « Beautyful. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle cette orthographe a été choisie, mais je l’aime parce qu’elle garde le mot ‘beauty’ intact. Elle n’a pas été avalée ; tuée par un ‘i’ pour en faire un tout nouveau mot. Le mot était solide ; il était toujours là, tellement présent qu’il ne pouvait pas entrer dans un nouveau mot, tellement il était plein. Il donnait une meilleure idée de ce qui causait exactement cette plénitude. La beauté. »
Les liens et la communauté qu’iel est parvenu à construire avec Juju, Elizabeth, Somto et Olunne étaient le baume dont iel avait besoin. Elles lui avaient permis de déployer ses ailes et de dépoussiérer ses plumes. Les filles avaient permis à Vivek de rêver, et des rêves elle en avait fait ! Osita cependant était complètement incapable de se débarrasser de son bagage familial. Il y avait complètement succombé et cela avait déformé ce que Vivek représentait pour lui. Osita voyait Vivek changer et se libérer des pires aspects des traumatismes qui lui avaient été transmis, et cela le terrifiait. Pourquoi ne pouvait-iel pas être satisfaitE de ses chaînes ? Pourquoi ne pouvait-iel pas accepter la réalité qu’il n’y aurait jamais de place pour l’acceptation de leur différence dans leur famille ou leur communauté comme lui l’avait fait ? Osita en voulait profondément à Vivek de s’être donné la permission d’exister, et pas seulement d’exister; de défier la catégorisation, la simplicité ou la respectabilité. Vivek avait choisi la vie et la beauté là où Osita se contentait de la mort et de la décrépitude. C’est ce ressentiment, cette rage qui conduit finalement à la mort prématurée de Vivek.
CertainEs pourraient soutenir, et ont soutenu, que le choix d’Emezi de dépeindre une relation incestueuse entre les cousinEs était simplement dans le but de choquer gratuitement, mais je ne suis pas du même avis. Emezi n’est ni le/a premierE ni le/a dernierE auteurE à explorer l’idée de familles dysfonctionnelles et de traumatismes générationnels en utilisant des relations incestueuses. La relation entre les jumeaux dans God Of Small Things d’Arundhati Roy est présentée comme étant tout aussi inappropriée, et comme dans notre histoire, elle s’avère incroyablement dommageable pour les deux parties.
« Beautyful. Je n’ai aucune idée de la raison pour laquelle cette orthographe a été choisie, mais je l’aime parce qu’elle garde le mot ‘beauty’ intact. Elle n’a pas été avalée ; tuée par un ‘i’ pour en faire un tout nouveau mot. Le mot était solide ; il était toujours là, tellement présent qu’il ne pouvait pas entrer dans un nouveau mot, tellement il était plein. Il donnait une meilleure idée de ce qui causait exactement cette plénitude. La beauté. »
Il n’est ni confortable ni facile d’envisager de telles possibilités lorsqu’on écrit une histoire sur des personnes queer. D’autant plus qu’en raison de la propagande chrétienne fondamentaliste qui prévaut, de nombreuses personnes au Nigeria considèrent les personnes queer, et en particulier les individus transféminins et les hommes, comme des prédateurs sexuels agressifs, au même titre que les agresseurs sexuels. Mais c’est peut-être là l’intérêt de ce récit particulier. C’est une idée très toxique qui cause à d’innombrables personnes queer des dommages physiques et psychologiques indicibles de la part de leur entourage. Comment pourrait-il être pire d’intérioriser ces idées ? Les deux protagonistes sont manifestement conscientEs de la nature inappropriée de leur relation et iels la cachent à leurs amiEs pendant longtemps.
Je crois que le récit nous invite à nous interroger sur les conditions qui ont pu mener à une relation aussi dommageable et dangereuse que celle-ci. La combinaison volatile de la détresse émotionnelle de Vivek et l’idée qu’il n’existe aucune autre option ou opportunité d’amour ou d’intimité pour iel ont constitué des conditions idéales pour le début de la relation entre les deux cousinEs. Pour moi, cette relation est une critique acerbe de l’hypocrisie de la société nigériane et des attitudes envers les personnes queer. Vous ne pouvez pas empoisonner un puits et être en colère lorsque son eau vous tue. Sans aucun doute, Vivek était arrivéE à un point où iel n’avait plus besoin d’Osita de la manière désespérée dont iel avait eu besoin de lui dans le passé. Et je pense que ce n’est pas anodin qu’Osita, que ce soit par erreur ou non, l’ait tuéE pour cela.
Emezi fait une déclaration puissante en faisant en sorte que Vivek soit honorée dans la mort comme elle ne l’avait jamais été de son vivant. Pour de nombreuses personnes transgenres, la mort n’est qu’une continuation de l’effacement qu’elles ont subi de leur vivant. Les défuntEs sont enterréEs dans des vêtements qu’iels n’auraient jamais portés, sous des noms qu’iels n’utilisaient plus, et leurs familles gardaient un souvenir erroné d’elleux. Kavita avait donné à son enfant des adieux dignes de sa vie. Elle s’était assurée de l’habiller avec les vêtements qu’elle savait qu’iel aimait ; n’avait pas coupé ses cheveux, au grand dégoût du reste de la famille, et avait veillé à ce que la pierre tombale porte les noms appropriés pour Vivek. C’est dommage de mourir jeune, mais parfois, dans la mort, l’on peut enfin trouver la liberté que la vie n’avait su offrir. De toute façon, qu’est-ce que la mort sinon une moitié du cycle de l’existence ? D’outre-tombe, Vivek dit :
« Je suis néE et je suis mortE. Je reviendrai. Quelque part, vous voyez, dans la rivière du temps, je suis déjà vivantE. »
Vivek était un oiseau aux ailes coupées de son vivant, mais dans la mort, elle a déployé ses ailes et s’est envolée.