Mon corps bien-aimé, te souviens-tu de ça?
Une conversation entre Khanyisile Mbongwa et Gerard Casas. Photos de Txumari Ezpeleta. Traduit de l’anglais par Michaela Kalfou Danjé
Basée au Cap, Khanyisile Mbongwa est une poétesse reconnue, artiste, performeuse et curatrice. En 2006, elle a co-fondé le collectif d’artistes Gugulective, avec lequel elle a produit des installations d’art vidéo et de performance. Jusqu’à présent, son art engagé et sa créativité innée l’ont amenée à exposer et performer dans des endroits tels que Hambourg, New York, Berlin, et le Sri Lanka. Visuellement puissante et novatrice, l’œuvre de Khanyisile tourne autour de la race, le sexe, la sexualité, l’identité et la classe sociale. Ses performances ont pour but d’attirer le public hors de leur zone de confort, de transgresser les limites de l’intimité et de transformer les corps dans un espace pour la compréhension de l’oppression et de la violence, en reconstruisant radicalement les concepts et, surtout, en défiant les expériences de la vie quotidienne pour une version plus libre et plus authentique de nous-mêmes.
En Février 2014 Khanyisile a été invitée à la résidence artistique de Barcelone JIWAR afin de présenter sa pièce performative “Être Lhola Amira” et d’accueillir plusieurs événements connexes qui contextualisaient son œuvre d’art et la réalité de son pays natal, l’Afrique du Sud. Voici un extrait de la conversation inspirante que Khanyisile et moi eûmes lors d’un brunch tardif, un après-midi dans le vieux quartier de Barcelone, Gracia.
Dans ÊTRE LHOLA AMIRA, Khanyisile se transforme et devient LHOLA, un personnage qui existe de manière autonome mais ne peut jamais exister en même temps et dans le même lieu physiquement que Khanyisile.
“Lhola est sexuellement beaucoup plus libre, elle n’a pas de limites entre les sexes, elle coopère avec les êtres humains plutôt que des hommes ou des femmes. La co-existence de Lhola et moi questionne la performance et la performativité. Elle pense aux personnes dont elle est tombée amoureuse ou avecqui elle a été intime. Elle oblige les gens à négocier avec leur intimité et à s’engager; elle joue avec son corps, regarde leurs yeux, dans un espace public, et leur pose des questions très personnelles et intimes comme «avez-vous aimé une fille noire?» ou «en tant que mec vous sortiriez avec un autre mec?” A un centimètre de leurs lèvres, tu peux les sentir respirer, sentir ce qu’ils ont mangé “.
Certaines personnes sont plus ouvertes, d’autres sont plus réservées. Certaines personnes ne savent pas très bien comment faire face à Lhola, parfois tu peux voir qu’elle a poussé sa tension sexuelle dans un espace trouble qu’on essaie de négocier. ”
“Mon corps bien-aimé, te souviens-tu de ça?”
Les fondements et portées de l’art performatif de Khanyisile sont indéniablement queer. Elle aime à interroger le monde, explorer nos limites et frontières et elle est en quête d’espaces extérieurs et internes où nos identités sont construites, négligées ou transformées. Les corps sont sa source d’inspiration et un canal par lequel sa pensée est projetée, un élément clé pour comprendre ses idées autour du genre, la sexualité, le pouvoir et le viol.
“Pour le moment, je pense que la performance est le meilleur canal pour m’exprimer autour des questions de genre. La performance interrompt le temps et l’espace. Même si elle est très éphémère, il y a ce sentiment d’être ici et maintenant. Je pense à mes performances comme des interventions. Cela me fait réfléchir à travers les mouvements que je fais, plutôt que «J’ai pensé à faire ceci et donc c’est ce que je vais faire.
Je passe beaucoup de temps à penser et à méditer autour de la matière du sujet. Je regarde les images, je parle aux gens, j’essaie de faire comprendre à mon corps le contexte dans lequel je vis plutôt que d’analyser à partir d’un niveau intellectuel, parce que je pense que le corps se souvient plus de nos intelligences et qu’il est en mesure de digérer plus. Donc, il y a des choses que je ne peux pas retenir sur le plan intellectuel, mais mon corps se souvient qu’il doit de se déplacer d’une manière particulière.
Mes performances sont tellement dépendantes de l’auditoire et de leur participation, la formulation actuelle de la performance se passe en raison de l’engagement. Et dans la vie, c’est comme ça que la vie fonctionne. Vous avez vos propres concepts qui agissent sur la façon dont vous allez marcher d’un point A à B, mais tout peut arriver entre ces points – toutes sortes de rencontres. C’est ce qu’il y a de plus authentique. Donc, entre A et B, vous essayez de savoir si votre apparence physique – ce qui signifie tout, votre race, sexe, vos vêtements ou votre sexualité – va interférer dans cet espace particulier et si cet espace va vous expulser ou vous accepter.
Ce dont je me suis rendu compte avec les performances c’est que la plupart du temps vous n’êtes peut-être plus la victime de l’acte, mais vous êtes la victime de la mémoire. Cette expérience pourrait être le fait d’être bisexuelLE, ou les blessures d’être lesbienne … Vous vous souvenez de cette mémoire, qui est la vôtre et votre corps intériorise, alors donc vous arrêtez de performer d’une façon particulière parce que vous essayez de créer un regard protecteur. Je tente de renverser cette énergie et cette réalité pour se battre en retour. Les performances m’ont tant appris sur ce que nous essayons de déconstruire et comprendre.”
“Hé, êtes-vous venuEs ici chercher votre mandingue?”
“Je faisais une intervention performative dans un bar en Afrique du Sud, dans une région qui est connue comme endroit où les EuropéenNEs viennent en Afrique pour des relations interraciales. J’étais dans les toilettes et à travers un haut-parleur, je lisais le livre de Earl Lovelace « Le Dragon ne peux pas danser ». Il y a ce personnage, Philo, un musicien noir qui a fait une chanson sur sa bite, et il y a cette femme, journaliste blanche, qui réclame la seule chose qui appartient encore aux hommes noirs. S’il y a quelque chose que les hommes noirs possèdent encore c’est leur bite. Donc, les hommes noirs sont seulement réduits à leur bite? Peu importe comment ils sont intellectuellement ; au bout du compte, ils sont juste là pour baiser.
Alors que je lisais le livre dans les toilettes je suis allée demander aux femmes blancs présentes: « Hé, vous êtes ici pour chercher votre mandingue ‘Certaines d’entre elles ont reconnu que oui ; certaines ont refusé de répondre de peur d’admettre leurs projections sur les corps masculins noirs .
Surprise, surprise! Vous voyagez à travers un continent à rechercher une expérience sexuelle particulière, qui est très exoticisée et romanticisée. Et donc je vais avoir cette expérience et tomber amoureuse de cette personne, une notion romantique hypersexualisé du corps de quelqu’un. Dans mon imagination, il peut être intéressant d’être un objet de désir, mais pas un objet de l’hypersexualisation.”
Fruit étrange
STRANGE FRUIT est une installation que Khanyisile a construit en 2014 au CAPE TOWN’S WORKSHOP THUPELO où elle a amené des hommes à user de leurs lèvres – qui avait été peintes en rouge – pour interagir avec des cordes en laine rouge suspendues dans les airs.
“Je travaille beaucoup avec de la laine, car dans l’histoire, des femmes et des enfants noirs ont été lynchéEs tout en étant attachéEs à un arbre avec des cordes de laine. J’avais cette idée d’un fruit étrange, étant donné que les noirs sont un fruit étrange dans le monde. Quant à la couleur, pour la plupart d’entre nous, le rouge représente le danger et les règles. Les lèvres sont votre premier site sexuel – elles peuvent devenir une sorte de blasphème, un lieu de haine, de désir sexuel …
D’une part, nous saignons mensuellement comme un cycle de vie; d’autre part, nous saignons abondamment et de manière inattendue du fait de la faiblesse que les noirEs ont éprouvée sous l’esclavage, le colonialisme, l’apartheid … La violence recyclée que telle oppression impose à travers la race du fait d’être des corps colonisés est un lynchage continu à un niveau générationnel. Cette violence est si nuancée que vous pourriez effectivement la manquer si vous n’y prêtez pas assez d’attention. Donc, un acte aussi simple que de mettre du rouge à lèvres peut être lu comme un acte de souvenir.
Le rouge à lèvres posait des questions sur l’émasculation les hommes noirs dans l’histoire de l’oppression et ce que cela signifie pour les corps féminins noirs. Je voulais voir comment ils s’ouvriraient, ressentiraient la laine … Allaient-ils lécher? Allaient-ils être intimes? Allaient-ils le considérer comme un vagin? Ou peut-être comme un truc envahissant? Je voulais voir si l’idée d’être un fruit étrange faisait écho en eux. Certains d’entre eux ont dit que je prenais leur virilité en appliquant quelque chose de si culturellement féminin que le rouge à lèvres. ”
Réflexions sur la lutte queer en Afrique du Sud
“Je peux comprendre l’importance d’avoir un défilé de la fierté gaie, mais aussi, d’un autre côté nous perpétuons la façon dont les gens regardent un groupe de personnes en particulier, un système de différence dans l’orientation sexuelle. Je comprends qu’il est important de mobiliser, cela doit être fait d’une manière qui change quelque chose. La Gay pride c’est donner une représentation visuelle à quelqu’un qui ne comprend pas la question.
En Afrique du Sud, nous avons surtout un problème de violence contre les lesbiennes noires; certaines d’entre elles sont violées et sauvagement assassinées. La Gay pride se passe une fois par an dans le centre-ville, tandis que la plupart des viols « correctifs » se produisent dans la campagne .
Une fois, j’ai enregistré trois de mes amis qui aiment d’autres hommes et je posais cette question:« Est-on un homme quand on aime un autre homme? ” Devenez-vous moins un homme ? Etre gay n’enlève la virilité de personne. Il est dit que les hommes gays ont un mode de pensée plus libéral, mais en réalité ils sont tout autant sous les effets du patriarcat. L’homme gay utilise son identité dans son fonctionnement au monde de la même manière qu’un hétéro, d’une manière patriarcale – il fournit financièrement, il crée un foyer stable … Une idée très conservatrice de ce que signifie être un homme. C’est fascinant! Les gens vont décider, si éventuellement une lesbienne est plus ou moins une femme, ou si elle est ce qu’ils appellent plus masculine, une butch, alors elle devrait jouer le rôle de ce que signifie la masculinité de manière hégémonique. Je pense que c’est bizarre, parce que tout l’enjeu est de se libérer et d’atteindre la libération sexuelle, alors que nous nous conformons à ce système de règles que nous essayons de supprimer, qui sont liées à la compréhension patriarcale hégémonique du monde.”