Faire Famille, C’est Faire Le Choix de Comprendre
Une Conversation avec Arafa Hamadi
Propos recueillis par Claire Ba
Les liens du sang ne sont pas toujours plus forts et pour beaucoup d’entre nous, l’expérience familiale est complexe et dynamique. Au cours d’une conversation candide avec l’artiste multidisciplinaire TanzanienNE Arafa Hamadi, nous avons exploré les subtilités de la famille. Pour Arafa, la famille est un choix plutôt qu’un état de fait et s’étend bien au-delà des liens du sang. Dans cette conversation, l’artiste s’est également ouvertE sur la façon dont iel utilise sa personne, ses talents, ses ressources et ses privilèges pour construire une communauté sûre avec et pour les personnes queer de Dar es Salam.
Que doivent savoir nos lectrices-teurs sur Arafa Hamadi ?
Je m’appelle Arafa, je suis non-binaire (pronoms iel) et je suis unE artiste multidisciplinaire. Mon travail ne se limite pas à un support spécifique et aborde généralement les thèmes des identités queer et la façon dont nous occupons nos corps et l’espace. C’est une tentative de montrer l’expérience d’être différentE dans une société qui veut surtout être violente à notre égard. Depuis un moment, j’explore comment nous pouvons choisir la joie et comment nous pouvons intentionnellement créer des espaces de joie à travers l’architecture, les ambiances, les décors et diverses autres manières. J’ai une formation en architecture, donc je fais aussi des structures et des installations, mais l’amour de ma vie, c’est la scénographie. J’adore la conception de festivals et, en ce moment, je me plonge davantage dans la conception d’œuvres d’art numériques et en 3D.
Comment es-tu passéE de l’architecture au monde de l’art, même si cela ne semble pas être un changement en soi puisque tu continues à créer et à construire ?
J’ai étudié l’architecture parce que ma mère le voulait. En tant qu’« enfant AfricainE », il me fallait obtenir un diplôme sérieux et l’art n’entrait pas dans ce cadre. L’accord était que si j’étudiais un domaine viable, je pourrais faire ce que je voulais par la suite. Je suis donc alléE à l’université au Royaume-Uni, à l’université d’Édimbourg. J’y ai vécu une expérience formidable, mais l’architecture est un domaine extrêmement compétitif et, pour être honnête, je n’étais pas faitE pour la critique, ni pour le succès dans ce secteur d’ailleurs.
Je n’aimais pas non plus la façon dont les choses étaient structurées. Je voulais construire, mais je voulais construire pour le plaisir. Au cours de mes troisième et quatrième années, j’ai donc commencé à explorer les petits espaces de festivals en Écosse. C’était une grande aventure pour moi d’aller dans ces espaces où les artistes transformaient les paysages en rêves ; ces espaces où l’on entrait un jour et d’où l’on ressortait trois jours plus tard, n’ayant eu aucune pensée pour le monde extérieur. Et c’est ce que je voulais faire pour le reste de ma vie.
Lorsque j’ai obtenu mon diplôme, je suis revenuE à Dar es Salaam et ai essayé de passer des entretiens pour trouver un emploi dans l’architecture. J’ai passé environ trois entretiens, mais je n’aimais pas la façon dont tout le monde essayait de mesurer mon intelligence, mais bon je suppose que c’est un peu ce qui est censé se produire durant un entretien (rires). Ce n’était tout simplement pas pour moi. Lorsque ma mère a réalisé à quel point je n’étais pas investiE dans le processus, elle m’a fait faire du bénévolat dans un centre d’art comme je l’avais toujours désiré. À partir de là, j’ai rencontré une personne qui travaillait sur un festival, le Ongala Music Festival à Dar es Salam, et elle m’a donné l’opportunité de faire la conception de la scène principale. Depuis lors, je n’ai cessé de courir après les festivals et les espaces récréatifs. J’ai également commencé à faire des résidences où je crée mes propres idées conceptuelles, designs et installations. Aujourd’hui, je peux créer tout ce que je veux et j’adore ça.
Que dirais-tu avoir appris sur toi-même grâce à ton art ?
En pratiquant et m’appropriant mon art, je me suis renduE compte que je ne suis pas faitE pour un emploi traditionnel et que mes heures de travail peuvent survenir à tout moment de la journée (rires). J’aime ne pas être limitéE par le temps et j’aime travailler dans les festivals parce que l’on vous donne environ un mois pour produire quelque chose. Et même si, techniquement, ces espaces ne sont ouverts qu’à certaines heures, je peux décider quand je veux créer.
J’ai également appris que la peinture est une forme de méditation pour moi. Je suis peintre et, bien que je ne considère pas la peinture comme l’un de mes meilleurs médiums, j’ai beaucoup d’appréciation pour l’aspect méditatif du fait de peindre la même chose encore et encore. Quand vous regardez certaines de mes grandes œuvres, elles ressemblent généralement à des motifs répétitifs, et c’est précisément pour cette raison que j’aime peindre de grandes œuvres.
Plus précisément, dans le cadre de mon travail sur les identités queer et la sécurité – quelle que soit la définition qu’on donne à ce mot – et même sur le mot « sécurité » en lui-même, j’ai appris que je ne me sentais pas à l’aise pour aborder un sujet aussi important sous un seul angle. Vous verrez qu’au cours des cinq années que j’ai consacrées à mon travail artistique, j’ai abordé le même sujet sous plusieurs angles différents afin de lui donner tout le respect qu’il mérite. Je suis conscientE que ma perspective en tant que citadinE privilégiéE est différente de celle d’autres personnes en Tanzanie. Alors, même si je pense que mon art peut exprimer quelque chose sur la communauté queer, je ne pense pas en être le/la meilleurE représentantE et je fais de mon mieux pour donner à l’art et aux sujets le respect qu’iels méritent.
Tu soulèves un point intéressant concernant la sécurité et tu abordes d’ailleurs ce concept d’espace safe dans certaines de tes œuvres. Que peux-tu nous dire sur ce qui a inspiré cet intérêt pour la création d’espaces sûrs et sur la direction que tu souhaites prendre à l’avenir ?
Je pense que j’ai découvert le concept d’espaces safe lorsque celui-ci est devenu populaire sur Internet, et c’était d’ailleurs la première fois que j’en entendais parler. À l’époque, j’étais au Royaume-Uni et je terminais mes études. Je faisais partie du club LGBTQ du campus et c’est là-bas que j’ai vraiment pris tout le sens de ce terme. J’y ai appris comment mettre les gens à l’aise et comment permettre aux jeunes LGBTQ de s’épanouir tout en leur transmettant les rudiments de la vie d’adultes à l’université. J’ai également appris à être un soutien pour les autres, à être quelqu’unE vers qui les gens peuvent se tourner en cas de besoin. On nous a enseigné des techniques pour parler aux gens, répondre à leurs questions et leur fournir des informations sur la sexualité. D’une certaine manière, cette période de ma vie a consisté à apprendre à devenir un espace sûr pour les autres, et c’est quelque chose que j’ai trouvé vraiment fascinant.
À mon retour, je n’ai trouvé aucun espace sûr à Dar es Salaam, mais c’est peut-être parce que je n’ai pas assez cherché. Lorsque j’ai rejoint Twitter en 2018, j’ai trouvé cette sécurité ; j’ai trouvé des personnes queer qui ne pouvaient pas se montrer en public, mais qui intéragissaient les unes avec les autres et vivaient cette vie en ligne que je n’arrivais pas à trouver dans le monde « réel ». Cette expérience m’a fait découvrir une autre dimension de la sécurité et m’a fait réfléchir au fait que les espaces sûrs n’étaient pas seulement physiques. Ils pouvaient aussi transcender le numérique, la personne. Cela m’a fait réfléchir à la façon dont la sécurité peut s’étendre à tout espace où l’on peut être soi-même, sans la menace de la violence.
D’une certaine manière, cette période de ma vie a consisté à apprendre à devenir un espace sûr pour les autres, et c’est quelque chose que j’ai trouvé vraiment fascinant.
J’ai également fait l’expérience d’espaces sûrs lors de festivals au Kenya. Le Kenya a les mêmes lois coloniales [contre l’homosexualité – ndlr] que nous. Pourtant, là-bas, les personnes queer, qu’il s’agisse d’avocatEs, de défenseurEs des droits humains, de jeunes DJ ou de créatrices-teurs d’espaces, semblent avoir réussi à s’organiser, à se réunir et créer ces espaces féminins et non binaires. Je me suis demandéE pourquoi cela ne se produisait pas en Tanzanie.
D’une certaine manière, ma conception des espaces sûrs a été essentiellement informée par ces petites poches de sécurité que j’ai connues et je réfléchis maintenant aux moyens de contribuer à la création d’un espace sûr qui serait façonné par la communauté dont je fais partie ici, sans lui imposer des points de vue occidentaux, sans qu’il prenne nécessairement la forme de festivals, ou de quoi que ce soit qui existe déjà.
Le concept de la personne comme espace sûr est intéressant. Où en es-tu dans ce parcours pour contribuer à la construction d’un espace sûr pour la communauté queer à Dar es Salaam ?
Je crois fermement que les personnes privilégiées doivent étendre leurs privilèges et c’est une chose à laquelle je réfléchis beaucoup ces derniers temps. En ce qui concerne la création d’espaces sûrs, j’essaie de contribuer avec ce que j’ai, avec ce que je peux donner grâce à mes propres compétences et aux choses que j’aime, ainsi qu’avec mes privilèges et les espaces que j’occupe. L’une de mes manières de procéder consiste à recréer des espaces que j’aurais pu créer pour quelqu’unE d’autre à grands frais, et à le faire pour moi et pour les mienNEs dans mon propre espace, dans ma maison. J’ai le privilège de vivre dans un quartier où mes voisinEs sont au courant de mon identité queer et me laissent exister.
Ma maison est également sécurisée et peut accueillir un grand nombre de personnes, alors j’en profite pour créer des espaces sûrs pour ma communauté.
Cela ne veut pas dire que c’est la meilleure façon de procéder, mais c’est l’une des façons dont j’ai essayé d’aborder la sécurité et la création d’un espace sûr à travers ma personne. Les gens considèrent souvent les événements comme des opportunités à but lucratif, mais je veux aborder cela avec une éthique différente. Mon principal objectif en créant ces espaces n’est pas seulement de m’amuser, mais également de faire en sorte que les gens se sentent à l’aise et qu’iels aient envie de revenir.
Pour l’avenir, je cherche des moyens de financer de tels événements, et différentes façons de les rendre publics sans avoir à faire de compromis sur l’aspect sécuritaire. Dans l’ensemble, je dirais qu’il s’agit moins d’un projet artistique que d’un projet événementiel à travers lequel j’explore le thème de la sécurité en tant que concept physique et non-physique.
Comme tu le sais, le thème de ce numéro de Q-zine est la famille. Qui considères-tu comme ta famille et quelle a été ton expérience de la famille ?
Lorsque j’étais à l’université, mes amiEs étaient les personnes que je considérais comme ma famille, et ce parce que je venais de faire mon coming out à ma mère, et qu’elle n’avait pas accueilli la nouvelle aussi bien qu’elle l’aurait pu. J’ai été élevéE par ma mère, ma grand-mère et mes tantes. Pendant une grande partie de ma vie, j’ai donc été entouréE de femmes – des femmes professionnelles, travailleuses, parfois hypocrites, mais surtout très fortes et franches – que j’aime énormément. Puis je me suis aventuréE hors de la cellule familiale et j’ai découvert de nouvelles façons de penser, la vie queer, les arts, l’option de de ne pas avoir un emploi traditionnel, et tous ces concepts auxquels je n’avais jamais été exposéE.
Lorsque j’ai fait mon coming out à ma mère, c’était la première fois que j’étais en désaccord avec ces femmes qui avaient toujours été dans ma vie et qui m’avaient toujours soutenu. Je me suis renduE compte que leur conception de la famille s’arrêtait à trouver un mari, avoir des enfants, se ranger en quelque sorte. Rien de tout cela ne m’intéressait. Je n’ai jamais voulu avoir d’enfants. Mais bien sûr, quand vous dites quelque chose comme ça à 18 ans, personne ne vous prend au sérieux. Et au fur et à mesure que vous prenez de l’âge, cette conviction est prise comme un affront à la famille. Ce fut donc le silence entre ma mère, le reste de la famille et moi pendant un moment. Lorsque je suis retournéE en Tanzanie, j’ai quitté la maison familiale très rapidement parce que je ne m’y sentais plus à l’aise.
Pendant un certain moment, je n’ai plus considéré ma famille biologique comme ma famille. Je m’appuyais plutôt sur mes amiEs. J’ai trouvé des personnes qui, bien que n’ayant pas vécu les mêmes expériences que moi, étaient prêtEs à m’aimer et à me soutenir malgré tout. Il y a environ un an, j’ai quitté le Kenya pour m’installer en Tanzanie et j’ai renoué avec de vieilles connaissances. Maintenant que j’étais de retour pour de bon, nos relations se transformaient en amitiés d’adultes. Nous participions à la vie des unEs et des autres en tant qu’adultes, présentEs pour les occasions heureuses tout comme les moins heureuses.
À la même période, j’ai commencé à fréquenter davantage ma famille biologique, principalement parce que les femmes de ma vie ont commencé à s’ouvrir davantage sur leurs vécus. Je n’en suis pas encore au point de pouvoir leur parler ouvertement de ce qui se passe dans ma vie, mais j’apprécie qu’elles choisissent de partager avec moi leurs réalités et ce qu’elles traversent. Cela m’a permis de ne plus considérer certaines choses comme de l’hypocrisie, mais plutôt comme des expressions de leur humanité. Quand on y pense, elles ne sont que des êtres humains qui peuvent faire des erreurs au même titre que moi, et peuvent réussir au même titre que moi. Et au fond, peut-être que je les jugeais trop sévèrement.
Lorsque j’ai fait mon coming out à ma mère, c’était la première fois que j’étais en désaccord avec ces femmes qui avaient toujours été dans ma vie et qui m’avaient toujours soutenuE.
D’après ce que tu viens de partager, il semble que tu aies une conception assez large de la famille. Que peux-tu nous dire d’autre sur la façon dont tu comprends la notion de famille ?
Je ne suis pas attachéE à la famille au sens traditionnel du terme. Je sais que je me sacrifierais pour beaucoup de gens, mais pour moi, la famille se fait et se défait. Il y a des personnes avec lesquelles j’ai eu les relations les plus fortes de ma vie et avec qui je ne suis plus en contact aujourd’hui. Cela ne veut pas dire que je ne les considère plus comme ma famille. Je serai toujours là pour elleux et je chérirai toujours ces relations, mais iels ne font plus partie de ma vie. Pour moi, la famille n’est pas synonyme de proximité; elle ne se définit pas par la naissance ou les liens de sang. Je pense qu’un aspect important de la famille est le degré d’implication dans la vie d’une personne.
Peut-être parce que je ne considère pas la famille comme étant plus importante que d’autres aspects de la vie, je ne vois pas la famille comme étant si différente des amiEs. Je ne pense pas que la famille mérite plus de mon temps que d’autres personnes ou aspects de ma vie.
Même si j’aime ma famille, l’idée de devoir constamment y retourner n’est pas centrale pour moi. Et maintenant que j’y pense, un autre aspect déterminant de ma conception de la famille est le fait de choisir de comprendre. Il y a des gens qui sont dans votre vie mais ne vous accepteront jamais au-delà d’une certaine limite. Et il y en a d’autres qui font l’effort de vous comprendre. Par exemple, ma mère, qui ne m’acceptait pas il y a 6 ou 7 ans, essaie maintenant de comprendre ce que signifie être non-binaire. Parfois, il lui arrive de m’envoyer des vidéos de lesbiennes blanches qui construisent de petites maisons dans la forêt et de me dire « ça m’a fait penser à toi » (rires). Dans ces moments-là, je me conforte en me disant qu’on y est pas encore, mais c’est déjà un progrès (rires) et surtout, cela montre que nous en sommes à un point où elle m’a totalement acceptée.
Une dernière question pour conclure: quand tu réfléchis aux différents matériaux que tu utilises dans ta pratique artistique, si tu pouvais en choisir un pour représenter la famille (peu importe le sens que tu veux lui donner), lequel choisirais-tu et pourquoi ?
J’ai récemment commencé à utiliser ce matériau qui est un rouleau de papier recyclé d’environ 80 mètres qui me permet de raconter une histoire tout au long de son évolution et parfois, je suis tentéE de découper certaines sections. En général, je n’aime pas utiliser des carnets de croquis parce que j’aime que les choses soient parfaites. Mais ce que ce papier m’a appris, c’est qu‘il n’y a pas de mal à ce que votre art change d’un point A à un point B. Et métaphoriquement, ce n’est pas grave si des êtres chers entrent et sortent de votre vie. Il n’est pas nécessaire de s’accrocher à un moment, parce que les choses s’améliorent, vraiment. Les choses finissent toujours par s’arranger alors continuez à avancer.