Pensées: Je me souviens
Par Stéphane Ségara
Je me souviens: Je garde encore beaucoup de souvenirs de nous, de notre petite famille. Mais j’ai très peu de moments d’amour en moi, où nous avons partagé cette chaleur familiale, où nous avons manifesté que nous nous aimions avant que la mort nous fasse perdre nos raisons. Lorsque je replonge dans ces souvenirs, alors que j’avais environ 10ans, il est très complexe de décrire notre relation familiale.
Je me souviens: Nous étions comme cette famille nucléaire traditionnelle locale vivant des principes et des valeurs de vie qui tournaient autour du respect du droit d’aînesse, la politesse, l’obéissance absolue aux géniteurs, et sans oublier ramener de bonnes notes scolaires à la maison.
Je me souviens: Nous avions très peu de moments de communion où nous partagions cet amour entre parents et enfants. Il ne nous était pas permis d’exprimer nos sentiments. D’un accord tacite, nous devions ravaler ces sentiments, nous ne devions pas les extérioriser.
Je me souviens: Ma mère qui était très timide et assez sensible, essayait de donner une chaleur mais très sommaire. Elle avait sa façon à elle d’aimer mais que nous ne comprenions pas toujours, que nous trouvons trop distante. Pendant la période de sa longue maladie, qui l’emportera, je ne savais comment lui exprimer mes peines. Je feignais l’indifférent pas que je n’étais pas soucieux de son état mais par peur que mes sentiments ne soient sévèrement réprimés. Par moment, lorsque Maman faisait des crises d’évanouissement, je me retirais derrière la maison et je pleurais tout seul, puis je revenais le visage souriant pour ne pas laisser transparaitre un quelconque sentiment.
Je me souviens: Mon père était très rigoureux, voire sévère dans sa manière de faire les choses. Il ne tolérait aucun écart de comportement. Par conséquent, nous étions très distants de lui et nos relations se limitaient à la simple présentation des notes scolaires. Cependant, son attitude s’atténuera avec la maladie puis le décès de ma mère. Mais je pense qu’il était déjà tard pour nous, ou alors qu’il a eu très peu de temps pour construire « notre amour ».
Je me souviens: Durant la maladie de Maman, je ne lui tenais pas très souvent compagnie pour ne pas toujours m’apitoyer. Un jour, pendant qu’elle était allongée seule sur le canapé du salon, elle m’appela pour venir lui tenir compagnie et me demander de lui raconter une anecdote, ce que je savais bien faire avec mes amis. Elle me connaissait bien ma mère… Par timidité, et par honte de parler de ce que je ressentais en la voyant si amaigrie et affaiblie par la maladie, je n’ai rien pu lui dire, je suis resté là à la regarder. Et c’était notre dernier échange privé jusqu’à son décès quelques semaine plus tard.
Je me souviens: Ma mère est décédée et c’est mon père qui m’a annoncé son décès. Il m’a interdit formellement de laisser transparaitre une quelconque larme, car personne ne devait me voir pleurer. Je devais rester « exemplaire et courageux » aux yeux de ma sœur. Et je n’ai pas pleuré publiquement, je n’ai pas exprimé de douleur publiquement même si tous les regards étaient sur moi pendant les obsèques, comme si le monde attendait justement une larme de moi. Je me souviens encore.
Je me souviens: Le jour où nous commémorions le premier anniversaire du décès de ma mère, mon père a piqué une grave crise où il délirait énormément. Il ne s’en remettra jamais et mourra une semaine plus tard. Avec beaucoup de recul, je me rends compte combien mon père était rongé par le décès de ma mère et n’avait jamais fait le deuil au point de se laisser détruire par l’alcool. Il n’a jamais exprimé un quelconque sentiment et ne semblait jamais triste. Il était « courageux et exemplaire ».
Je me souviens: Dans cette culture d’éviter d’exprimer mes sentiments, aux obsèques de mon père, je n’ai pas pleuré. Personne ne m’interdisait rien, mais je me suis interdit de parler de ma douleur. Mon père est mort lorsque j’avais 12ans.
Je souviens: Il me revient encore qu’en si peu de temps passé ensemble, il ne m’est resté aucun souvenir d’un profond sentiment exprimé au sein de notre famille. Je n’ai pas le souvenir que l’on s’aimait même si j’ai le sentiment que c’est le cas.
Je me souviens: Aujourd’hui encore, j’ai du mal à partager des sentiments, j’ai honte d’avoir des sentiments, il m’arrive même d’avoir honte d’aimer. Il est vrai que j’ai eu le temps de reconstruire beaucoup de choses, mais il est des expressions qui s’acquièrent très tôt et qui nous suivent tout au long de notre vie. C’est ma certitude. Avec ma sœur, rien ne nous empêche de nous parler de nos sentiments, mais nous n’avons pas ce courage, nous n’avons pas cette belle éducation. J’ai compris alors qu’aimer est une chose, exprimer son amour en est une autre…